Depuis ses origines, l’opéra ne cesse de se préoccuper de mythe, jusqu’à en être hanté – c’est du reste ce qui lui confère sa plasticité et son intemporalité. À bien des égards, Einstein on the Beach (1976) s’inscrit dans cette tradition. Par sa forme, d’abord : un sujet emblématique – un destin unique, connu de tous –, le recours au chœur qui, énigmatique, commente l’action, au masque – un masque certes réactualisé, mais non moins archétypal que les masques antiques, sans oublier le mystère, percé d’interstices qui laissent filtrer le sublime. Cependant, aux mythologies classiques, Philip Glass et son cocréateur Bob Wilson en ont préféré une autre, tout autant remplie de bruits et de fureur : celle de la naissance de nos sociétés contemporaines, dont les héros ne sont pas moins ambivalents, et leurs destins pas moins tragiques. Pour leur premier opus, leur choix s’est porté sur Albert Einstein. « La plus belle expérience qui soit, disait justement le savant, est celle du mystère. »
« [Einstein on the Beach] parle de ce personnage, de ce dieu mythique que l’homme de la rue connaît aussi bien que les Grecs anciens connaissaient les dieux de l’Olympe au temps d’Euripide », déclare Bob Wilson. Mais il n’est nullement question ici de biographie, ni même de quelque parabole ou de métaphore fictionnelle. Einstein on the Beach est un poème, qui convoque l’aura d’Einstein bien plus que sa réalité physique : la trace qu’il a laissée dans notre inconscient collectif et la forme qu’il a imprimée au moule de notre société. Nul besoin, d’ailleurs, d’évoquer factuellement la vie de l’homme : chacun peut se projeter une image de l’homme, et se projeter lui-même sur cette image. Ainsi vit le mythe : une coquille vide que chacun remplit au gré de son passé, de son présent, de son avenir.
Un rituel au cœur de l’œuvre
Il ne suffit pour faire apparaître son spectre sur scène que de quelques clefs, désarmantes de simplicité. Pour le masque : une moustache, une chevelure folle et grisonnante, des cernes profondes. Peu importe qui les arbore, Einstein est là, tel un personnage de bande dessinée. De même pour le costume, qui reproduit les habits que le savant porte sur une photo bien connue : pantalon de toile grise, bretelles sur chemisettes blanche. Car qui dit mythes, dit symboles, et c’est aussi là-dessus que joue Einstein on the Beach, restituant l’une après l’autre les icônes les plus emblématiques du personnage : Einstein au violon, Einstein tirant la langue, Einstein au tableau, Einstein expliquant la relativité en prenant l’exemple du train…
L’évocation répétée de ces symboles sur la durée de l’opéra installe peu à peu un rituel au cœur même de l’œuvre – un rituel qui est autant moteur du spectacle que litanie et formule. Car qui dit mythe dit aussi mystique. Et la personne d’Einstein a cristallisé autour d’elle un nouveau catéchisme énigmatique : celui du messie que le XIXe siècle industriel et scientiste aurait tant attendu.
La musique de Philip Glass contribue grandement à cette liturgie, puisant largement dans son expérience de la musique indienne. Cette tradition musicale plurimillénaire, qu’il a étudiée avec le grand Ravi Shankar notamment, est inséparable de la religion : en Inde, la musique est sacrée. Même quand elle n’est pas jouée dans un contexte religieux, elle célèbre avant tout le divin. Sans s’approprier tous ses modes et formules, Glass en retient la rythmique hypnotique, les kaléidoscopes de couleur, et surtout son rapport au temps tout à fait différent de celui qui domine le monde musical occidental. Einstein on the Beach s’inscrit ainsi dans une dimension temporelle autre. Au reste, en fait de temporel, il s’agirait plutôt d’intemporel. Car le mythe, c’est encore cela : un schéma inlassablement nourri du présent, réceptacle de nos projections, peurs et fantasmes, quelle que soit l’époque, et par-delà le temps.
Forge opératique
Susanne Kennedy n’a jusqu’ici jamais abordé le monde de l’opéra. Pour une metteuse en scène comme elle, qui creuse inlassablement la question du rituel et du masque, ainsi que la place de la voix et du corps, Einstein on the Beach semble en être la porte d’entrée idéale. Avec Markus Selg, elle renouvelle de fond en comble le décor et les mouvements de la geste einsteinienne. Elle confie ainsi à David Sanson : « Markus a imaginé une scène-paysage, ponctuée de différentes stations – une grotte, un feu de joie, une sorte de petit théâtre, un escalier, etc. Et c’est à partir de ce paysage, qui détermine l’espace et le temps, que j’ai pu créer la mise en scène. »
Alors que Glass et Wilson avaient conçu leur spectacle à l’image des concerts-fleuves de musique indienne – qui durent plusieurs heures, et dont on peut à sa guise sortir et revenir –, Susanne Kennedy va plus loin encore : immergeant le public au milieu des interprètes dans cet hallucinant décor tournant mi-primitif, mi-futuriste, psychédélique et cybernétique à la fois, elle l’invite à s’y mouvoir librement.
La scène est ainsi conçue comme « un espace vital, un biotope, comme une autre planète, ou une Terre où quelque chose se serait passé et où il faudrait tout rebâtir de zéro », dit-elle. « Les spectateurs font partie du paysage, ils deviennent eux-mêmes des acteurs, ils se regardent, certains vont dans le temple, d’autres s’assoient autour du feu, d’autres encore dansent avec les interprètes… » Ainsi plongé au cœur de la forge opératique, le spectateur fait une expérience toute différente de la puissance de son rituel.