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Entretien avec Saburo Teshigawara & Rihoko Sato

Publié le 13 avril 2023 — par Thomas Hahn

— Saburo Teshigawara, Rihoko Sato et Sayaka Shoji - © Akiko Miyake

Dans Bach-Bartók et Pierrot lunaire/Lost in Dance, les danseurs donnent corps à deux joyaux de poésie chorégraphique, en résonance intime avec la musique.
— Saburo Teshigawara & Rihoko Sato - Pierrot lunaire / Lost in Dance - © Sakae Oguma

Dans le premier programme, vous dansez en duo sur des œuvres pour violon seul de Bach et Bartók. Quelles sensations déclenchent-elles en vous ? 

La Partita pour violon seul n° 2 de Johann Sebastian Bach et la Sonate pour violon seul de Béla Bartók atteignent des sommets en matière d’épure et créent ce qu’on pourrait appeler le son absolu. Chaque note jouée au violon est aussi simple dans son déploiement acoustique que sa structure temporelle est complexe. En termes visuels, on pourrait parler d’un monochrome dans lequel apparaissent des couleurs vives.

Dans le programme Pierrot lunaire / Lost in Dance, vous abordez les répertoires d’Arnold Schönberg et de son élève Alban Berg, du Pierrot lunaire à la Suite lyrique, ce qui représente un cheminement vers le dodécaphonisme. Quelle relation se construit entre cette musique et vos corps ?

La musique du Pierrot lunaire nous atteint au plus profond de nous-mêmes et nous permet de ressentir des choses auxquelles nous n’avions pas accès auparavant. Elle nous ouvre les portes d’un autre monde. C’est une musique pleine d’imaginaires, mais elle possède aussi une forte dimension physique. Elle nous atteint directement par la peau, le squelette et les organes intérieurs. La dimension spatiale de cette partition et l’architecture de son agencement entre paroles, voix et instruments a le pouvoir de faire fondre les barrières entre l’intérieur et l’extérieur de l’existence. Au bout du voyage, nos corps nous abandonnent et retournent à leurs lieux d’origine, dans un monde à la réalité inversée où les derniers reflets laissent imaginer l’obscurité. De quoi se demander si vivre en paix ne serait pas un paradoxe. Quant à la Suite lyrique, elle est de la poésie pure, un poème sans paroles où se crée une riche ondulation sans lignes droites, mais dans une sorte d’infini grâce aux nombreuses variations sonores et à un jeu de torsion entre présence et disparition.

— Saburo Teshigawara & Rihoko Sato - Pierrot lunaire / Lost in Dance - © Sakae Oguma

Bach et Bartók d’un côté, Schönberg et Berg de l’autre. Ces associations sont-elles plus qu’une façon de créer une unité formelle ou stylistique ?

Ce qui unit ici Bach et Bartók est leur capacité à faire coexister au plus près deux extrêmes, à savoir le réel et l’imagination libre. Et si on sent chez Bartók une forte volonté de surmonter les oppositions, Bach crée une sensation de flux et de fusions qui rappelle l’infinitude des nombres. Concernant Schönberg et Berg, c’est l’idée de créer du mouvement unique en mettant ensemble le concret et l’abstrait, le limité et l’illimité, le réel et le non existant. La musique de Schönberg nous rappelle un procédé aléatoire, mais celui-ci est d’une qualité organique et permet de formaliser nos émotions intimes. Chez Berg nous ressentons un processus conscient, une volonté de prendre le néant comme points de départ et d’arrivée. 

Dans quel état vos deux corps rencontrent-ils la musique ?

Notre approche de la musique est ici parfaitement abstraite. Le corps rencontre la musique à chaque fois dans un état d’innocence, comme s’il n’y était en rien préparé et se laissait surprendre. On pourrait même parler d’un être à l’état sauvage qui échappe à tout contrôle. Mais ce corps a le sens des temps musicaux et est à l’affût des notes qui lui indiquent quand et comment il doit changer d’état. Il lui est donc possible de vivre dans des états spontanés d’activité ou de passivité, et même d’habiter un entre-deux.

La présence de la soprano dans Pierrot lunaire modifie-t-elle votre façon de danser ou votre rapport à l’espace et au temps ?

Pour nous, chaque mode d’expression musicale a la même valeur. Dans Pierrot lunaire, c’est la chanteuse ou récitante qui crée le monde. Les paroles et sa voix sont la lumière qui illumine les ténèbres. Mais elles sont aussi le voile qui obscurcit la lumière. À cet endroit précis, il nous faut inviter la réflexion physique, littéraire et musicale, ce qui ne permet pas le rapprochement scénique entre nous, danseurs, et la chanteuse récitante.

— Saburo Teshigawara, Rihoko Sato et Sayaka Shoji - © Akiko Miyake

Comment la musique influence-t-elle la relation entre vous deux ? 

Nous n’abordons pas la scène comme deux entités aux approches différentes. Certes, tout dépend de la structure musicale, mais l’idée de base concernant notre relation à la musique est que nous partageons un seul rôle, une seule corporéité. La qualité et la musicalité de notre danse viennent de là. Nous ne dansons pas juste pour mettre des corps en mouvement, mais en vue d’une qualité de mouvement qui nous intéresse. Et celle-ci crée notre danse qui est une danse en fusion avec l’air environnant. 

Quel est votre processus de travail ? Comment la danse surgit-elle quand vous rencontrez un compositeur et son univers musical ?

Tout commence par un intense travail d’écoute de la musique. Mais cela ne veut pas dire que nous l’écoutons avec un but particulier ou en ayant des images dans la tête. Ce sont nos corps qui reçoivent les sons et créent l’émotion. Nous respirons la musique pour laisser chaque partie de nos corps entrer en contact avec elle, pas simplement les oreilles et le cerveau. Cette réception par l’intégralité du corps est un processus qui prend plusieurs jours. Et petit à petit nous commençons à créer des ponts et de l’harmonie entre la musique et nos corps, pour avancer vers la création de ce qu’on appelle « danse ». 

 

Thomas Hahn

Journaliste de danse, Thomas Hahn est rédacteur pour dansercanalhistorique.fr et la revue Transfuge, ainsi que le correspondant en France de la revue allemande tanz. Il contribue à des livres sur la danse et est rédacteur pour des magazines spécialisés en scénographie.

  • Propos recueillis par Thomas Hahn