Créé au Covent Garden de Londres en 2018, Lessons in Love and Violence a surpris ses premiers spectateurs par sa noirceur et son intensité. C’est le troisième ouvrage lyrique de George Benjamin, après Into the Little Hill et Written on Skin, qui l’ont imposé sur les scènes internationales comme le grand rénovateur du genre au XXIe siècle, avec Kaija Saariaho et Thomas Adès. Le compositeur le reconnaît lui-même : « Il s’agit probablement du plus sombre de mes quatre opéras. Mais j’espère que son expression est teintée de tendresse et d’empathie, voire de compassion, pour ses personnages. » Dès les premières mesures, le livret de Martin Crimp nous agrippe pour ne plus nous lâcher. Nous sommes à la cour d’Édouard II au XIVe siècle : le souverain est contesté, moins pour sa relation avec le noble Gaveston (l’attitude du Moyen Âge à l’égard de l’homosexualité pouvait être plus proche de celle de notre époque que de celle des périodes plus répressives qui ont suivi), mais parce qu’il dilapide les finances du royaume pour satisfaire ses désirs, et délaisse sa femme, la reine Isabel. Le chef de l’armée, Mortimer, s’alliera avec cette dernière pour assassiner Gaveston et destituer le roi… En sept scènes fulgurantes, Benjamin jette une arche époustouflante d’une heure trente de musique : « Comme pour Written on Skin, j’ai mis deux ans et demi pour achever l’ouvrage, mais la force des textes de Martin Crimp est telle qu’elle me permet de composer beaucoup, beaucoup plus vite que pour des pièces purement instrumentales. »
Lors de sa création au Festival d’Aix-en-Provence en 2012, Written on Skin, avait ébloui par sa puissance dramatique. L’opéra a, depuis, fait le tour du monde et d’après un sondage réalisé par France Musique auprès de 155 compositeurs en 2021, a même été désigné comme « l’œuvre contemporaine la plus marquante de ce début du XXIe siècle ». On imagine bien la pression et les attentes qu’ont dû ressentir Benjamin et Crimp l’heure de commencer Lessons in Love and Violence. Pourtant, le compositeur élude la question et préfère avant tout parler de musique : « Ce qui m’intéressait essentiellement était de créer une forme musicale d’une grande complexité – ce serait un réel problème, selon moi, si la structure de l’œuvre était trop simple. Chaque aspect de l’invention musicale doit se développer en accord avec le texte et épouser l’évolution du drame. » Et George Benjamin de donner le meilleur conseil pour qui aspire un jour à écrire un opéra : « Pour moi, le chant reste la priorité absolue dès lors que l’on parle de théâtre en musique. Mon rôle consiste avant tout à éviter la saturation acoustique et les distorsions vocales. Seuls comptent les pauvres personnages humains qui jouent sur scène. »
Une distribution renouvelée
Pour la version de concert à la Philharmonie, on sent le compositeur heureux de retrouver certains des chanteurs présents à la création en 2018 : « Je suis ravi que Stéphane Degout et Gyula Orendt retrouvent les rôles qui ont été écrits pour eux. Tous deux barytons, aux timbres très typés, ils conviennent parfaitement aux duos entremêlés de la partition, et ce sont aussi de formidables acteurs. Quant au rôle de la reine Isabel, j’ai travaillé très fréquemment avec Georgia Jarman qui le chantera à Paris, après une tournée avec le Mahler Chamber Orchestra. Son interprétation est bien sûr différente de celle de Barbara Hannigan, créatrice du rôle, mais elle y est absolument convaincante. De même, j’ai entendu Toby Spence dans le rôle de Mortimer à Saint-Pétersbourg en 2019 où il m’a beaucoup impressionné. » Et si, crime de lèse-majesté, nous osions contredire le compositeur ? Si l’on soutenait que l’orchestre joue un rôle majeur dans Lessons in Love and Violence, avec ses timbres tranchants, ses oppositions des registres graves et aigus (pour la scène de l’exécution, Benjamin demande aux altos de réaliser un triple forte avec une sourdine de plomb, comme un cri étouffé), ses instruments rares (le trombone contrebasse, le cor de basset ou le tombak iranien) et qu’il apparaît même comme le personnage principal de l’opéra ?
Stéphane Degout - Baryton dans Lessons in Love and Violence de George Benjamin
Incarner un personnage
George Benjamin est un compositeur qui écrit, je ne voudrais pas dire de la psychologie, mais en tout cas, il y a énormément de détails, de finesse et il suffit, d'une certaine façon, de se laisser porter par la musique de respecter extrêmement scrupuleusement la partition. D'abord parce que George est très exigeant sur l'exécution. Et ensuite, quand on s'écarte on se perd, étrangement. Et quand on est extrêmement précis dans la musique, on trouve une sorte de naturel. Alors c'est une musique compliquée, Alors c'est une musique compliquée, il ne faut pas lâcher la concentration une seconde, mais tout le spectacle s’est construit, et les personnages se sont bâtis au fur et à mesure qu'on apprenait la musique, en fait. On n'a pas dû faire une couche de mise en scène, une couche de psychologie...
Le personnage d’Edouard II
Tout est dedans. Le personnage dans l'opéra s'appelle King, le roi, mais c'est un personnage historique qui a régné et existé au XIVᵉ siècle. Et il y a, de fait, beaucoup de sources, de littérature sur lui, et en particulier une pièce de Marlowe qui était un contemporain de Shakespeare, qui portait justement sur ce personnage et sur ses récits de fin de règne, mort, succession, et cetera. Et donc ce personnage King, le roi, et historiquement Édouard II, c’était un grand esthète à l'époque pour la musique qui existait à cette époque-là. C'était aussi un grand mécène des artistes. Mais tout ça se faisait en ignorant absolument la situation dramatique du pays : Les famines, les guerres, et cetera. Donc c'est pour ça qu'on l'a tout simplement destitué et qu'il lui est arrivé ce qui lui est arrivé. Mais pour le personnage dans l'opéra, il y a cette cette ambivalence, cette cassure entre le roi qui est censé gouverner mais qui ne gouverne pas et qui se gouverne seul et qui pense qu'à son bien-être et son plaisir, qui sont la musique et son amant Gaveston.
Quoi qu’il en soit, George Benjamin se réjouit de retrouver l’Orchestre de Paris pour le concert d’octobre : « L’Orchestre a magnifiquement joué la première française de ma pièce Dream of the Song dans le cadre du Festival d’Automne en 2016. C’est pourquoi j’ai hâte de travailler avec lui sur cette partition beaucoup plus développée. Il est vrai qu’une grande partie de l’écriture orchestrale de l’opéra est stratifiée, mais il y a également de nombreux moments où ces couches fusionnent et doivent se mélanger. Je suis sûr qu’il sera à la hauteur de tous les défis à relever. » La Philharmonie a fait appel à Dan Ayling pour imaginer une mise en espace – configuration qui séduit beaucoup le compositeur : « J’adore les versions de concert car on peut voir et entendre les musiciens avec une plus grande immédiateté que dans une fosse d’opéra. »
À la direction de l’Orchestre de Paris, tout comme lors de la première à Londres, c’est George Benjamin qui officiera : « En réalité, je crois que je dirige la partition avec plus d’efficacité et de clarté qu’en 2018. Pour interpréter une telle œuvre, il faut que le compositeur-chef d’orchestre oublie tout ce qui touche à la composition. Et cela prend parfois des années ! » À l’heure où vous lirez cet article, George Benjamin et Martin Crimp auront créé un nouvel opéra, Picture a Day Like This, cet été au Festival d’Aix-en-Provence. Nul ne sait comment ce quatrième opus s’intègrera dans le corpus lyrique du compositeur britannique, mais d’ores et déjà, le précédent brille d’un éclat singulièrement puissant. Lessons in Love and Violence est un pur bijou d’opéra. Un diamant noir.