Après un premier concert dédié à Mendelssohn en 1988, Herbert Blomstedt a fait son retour à l’Orchestre de Paris en 2010, Salle Pleyel, avec la Cinquième Symphonie de Bruckner. C’est encore lui qu’il célèbrera les 24 et 25 avril 2024 à la Philharmonie de Paris, cette fois avec la monumentale Huitième. Au fil des ans, il a tissé avec les musiciens une remarquable complicité, non à la façon d’un patriarche, mais en musicien toujours émerveillé par la confrontation avec les grandes œuvres du répertoire. Et sur qui le temps, à bientôt 97 ans, semble échouer à avoir prise.
Dans vos concerts avec l’Orchestre de Paris, Bruckner revient avec constance. Qu’apporte la sonorité des musiciens parisiens à cet univers que vous avez défendu à la tête des plus grandes formations ?
Herbert Blomstedt
Au début, la qualité typiquement française du son m’a surpris. Elle me séduisait, mais ne correspondait pas tout à fait à l’esprit du répertoire austro-allemand. Pourtant, au fil des ans, les musiciens ont approché un certain idéal, trouvant instinctivement un chemin, sans que j’aie exigé d’eux qu’ils produisent un son « plus allemand ». Je garde par exemple un grand souvenir de la Quatrième Symphonie, avec le solo de cor du début. J’espère qu’il en ira de même avec la Huitième. Cette capacité à évoluer, à laquelle je suis très sensible, est caractéristique des grandes formations qui jouent un vaste répertoire. L’Orchestre de Paris est un ensemble de premier ordre, composé de musiciens de très haut niveau, ouverts d’esprit, au jeu souple et flexible. J’ai le sentiment qu’ils se sentent désormais pleinement chez eux dans ces œuvres. Et ils donnent le maximum à chaque fois.
Cette évolution des musiciens s’accompagne-t-elle à vos yeux de celle du public, qui s’est lui aussi familiarisé, quoique tardivement, avec cette musique si singulière ?
Je suis toujours frappé par la réaction très directe du public parisien, par son intelligence attentive et sa sensibilité. Il est curieux de ce qu’il n’a jamais entendu, ou connaît mal. Je suis également sensible à sa concentration et à son silence, en dépit de l’espace très vaste de la Philharmonie. Atteindre la plénitude de l’expérience musicale est à ce prix. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Au début des années cinquante, j’ai souvent eu l’occasion d’entendre le grand chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler en répétition et au concert. Il me fascinait. Or, un jour, je l’ai vu furieux, exaspéré : « Jamais plus Bruckner à Stockholm ! » L’absence de concentration du public, les remarques condescendantes de certains, l’avaient exaspéré. C’est là que j’ai compris combien convaincre était central.
Avec votre immense expérience, pensez-vous défendre une culture, une tradition, qui est naturellement avant tout une transmission ? L’idée même de tradition est-elle d’ailleurs importante à vos yeux ?
Être conscient des traditions apporte à l’exécution comme à l’écoute une dimension supérieure, différente, particulièrement pour le répertoire austro-allemand. La musique française est extraordinaire, mais elle est à mes yeux comme un îlot de beauté qui vaut pour lui-même. Au regard de la diversité des approches stylistiques et de leur perception, eh bien, je crois que le public a toujours raison ! Ce sont nous, les interprètes, qui pouvons avoir tort. Les auditeurs se confrontent en permanence à des styles de direction très différents, leur imagination est donc sollicitée à l’extrême. Mais la musique de Bruckner est spéciale : elle exige temps, patience et concentration ; elle ne s’inscrit pas du tout dans la même temporalité que celle de Mahler, par exemple. Être agressés comme nous le sommes dans notre vie quotidienne ne prépare pas à entrer dans un univers aussi éloigné que possible de l’entertainment. Il ouvre pourtant une autre dimension de la sensibilité en nous faisant comprendre que nous avons besoin d’écouter les voix intérieures de l’esprit humain.
Vous avez dirigé les plus grands orchestres, en particulier Dresde, Leipzig, Vienne et Berlin. Vous avez été Chefdirigent des deux premiers. La personnalité sonore de l’orchestre intervient-elle aussi dans le résultat ?
L’Orchestre philharmonique de Vienne est l’un de mes orchestres préférés. Il préserve un style qui lui est propre, entretenu d’une génération à l’autre, les plus jeunes ayant étudié avec leurs aînés. Ils sont très flexibles, en particulier dans « leur » répertoire. Berlin est peut-être encore plus parfait techniquement, mais ses musiciens n’ont pas le fondu du jeu des Viennois, ni la même flexibilité. Ils sont en revanche extrêmement réactifs à ce que vous suggérez. Chaque grand orchestre doit jouer en partant du cœur. Quant à la Staatskapelle de Dresde, c’était un orchestre fantastique qui n’a peut-être jamais été meilleur que dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Tous les musiciens venaient de Dresde ou des alentours, ils étaient issus du même moule. Malgré le contexte politique, les difficultés quotidiennes, les restrictions, ils étaient fiers et conscients de ce qu’ils représentaient. L’orchestre comportait des personnalités d’une grande intégrité, qui avaient valeur de modèle pour tous les autres musiciens, humainement comme musicalement. Ils étaient soudés par un formidable respect mutuel.
Me permettez-vous une question ? Vous avez tissé des liens forts et anciens avec ces grands orchestres, et d’autres encore. Votre exceptionnelle longévité se cumule ainsi à une expérience unique. Comment vivez-vous aujourd’hui l’intensité physique et psychique que la direction exige ?
La première chose à dire, c’est que chaque concert est une nouvelle expérience. Même s’agissant d’une œuvre que je connais bien pour l’avoir souvent dirigée, j’essaye de préserver fraîcheur et spontanéité. Vous savez, il y a toujours une part d’oubli depuis la dernière fois où on a dirigé une partition. La reprendre, c’est la redécouvrir. Je dois aux musiciens une connaissance intime, mais face à l’orchestre, c’est le son qui m’inspire, me guide. Mon but est de faire en sorte que tout naisse de la manière la plus fluide et naturelle possible. Et au regard de mon âge, pendant ou après le concert, la décharge d’adrénaline est telle que je ne me sens pas fatigué. Une demi-heure ou une heure après, oui, sans doute, mais pas sur le moment. Le public peut même être plus fatigué que moi, tant l’écoute, elle aussi, exige de concentration ! Souvenez- vous de ce que disait Richard Strauss : « Seul le public doit transpirer. »
Avez-vous finalement le sentiment d’être aujourd’hui plus libre que vous ne l’avez jamais été ? Et de transmettre cette liberté si précieuse aux musiciens ?
Oui, absolument. Mais c’est moins une question d’âge et d’expérience, que de connaissance et de pleine maîtrise de soi. L’expérience me permet de faire en sorte que les musiciens soient libres de jouer comme ils le sentent, exploitent leurs qualités au maximum pour atteindre l’expression recherchée. Quand il en va ainsi, c’est source de grande satisfaction. Ce n’est pas un processus d’imitation, je ne leur demande pas de jouer « comme je le veux ». J’ai quelque talent, mais eux en ont plus encore. Les laisser jouer est la clé pour qu’ils donnent tout ce qu’ils ont.
Quel est enfin votre sentiment au regard de la place de la musique dans notre monde actuel si dégradé, comme vous le soulignez plus haut ?
(Silence). Je suis persuadé que la musique offre aujourd’hui plus de possibilités et revêt une importance plus grande encore qu’elle n’en a jamais eue, en lien avec l’effondrement du sentiment religieux dans l’ensemble de la société. Elle comble un vide, elle est la lumière qui vous préserve et vous guide. La musique classique, et les arts en général, satisfont la dimension spirituelle, certes difficile à définir, mais qui nous est absolument nécessaire. La musique classique y pourvoit en s’adressant en même temps au cœur et à l’intelligence. Chacun y trouve la réponse qui lui convient.