Il est des projets qui font battre le cœur d’un musicien un peu plus fort. Pour Ingrid Roose, arrivée comme cheffe déléguée du Chœur de l’Orchestre de Paris en janvier 2022, Peuples oubliés en est un. Originaire de Saaremaa, cette grande île placée quelque part entre Tallinn, Riga, Stockholm et Helsinki, la cheffe estonienne fait corps avec le répertoire de son pays, en particulier avec Veljo Tormis (1930- 2017), grand maître de la musique chorale nordique. «J’ai grandi avec elle, elle est aujourd’hui pour moi la façon la plus naturelle de m’exprimer», nous confie-t-elle, à l’unisson de nombre de ses compatriotes qui apprennent le chant presque en même temps que la parole. L’œuvre clé de Tormis, ce sont bien ces Peuples oubliés (Unustatud rahvad), recueil à la fois méthodique et très personnel des traditions musicales des peuples finno-ougriens. De 1970 à 1989, le compositeur, alors soviétique, se fait ethnomusicologue. Passion qui le conduit sur les traces de langues presque disparues (pour certaines, quelques dizaines de locuteurs) ou déjà éteintes comme l’ingrien, le livonien, le vote, le vepse… «Ce n’est pas moi qui utilise la musique folklorique, c’est la musique folklorique qui m’utilise.» Tormis arrange ses sources, les éclaire de nouvelles harmonies, leur adjoint de discrètes polyphonies. Le résultat? Une musique immédiatement séduisante, d’une savante simplicité, souvent pétillante, dansante, rythmique.
De ce recueil de six «livres», chacun dans une langue différente, Ingrid Roose en a choisi trois. «Au début, j’ai eu un peu peur, car la musique de Tormis est souvent interprétée par des chœurs de chambre, très habitués à ce répertoire. Deuxième défi: la difficulté de ces langues inconnues. Mais le Chœur a accueilli ce projet avec tant de passion et de talent; mes appréhensions se sont immédiatement envolées!» Pour le concert du 14 mars, Ingrid Roose a demandé à l’artiste vidéaste Alyona Movko-Mägi d’évoquer visuellement le matériau musical des Peuples oubliés. «Avec Alyona, nous essayons d’aider le public à comprendre à quel point la culture finno-ougrienne est liée à la langue, aux croyances, aux danses. Alyona va notamment utiliser des images d'archives des campagnes ethnologiques des années 1970 et 1980 (prises de vues de Lennart Meri, ancien président de l’Estonie de 1992 à 2001), lorsque les derniers représentants de ces Peuples oubliés étaient encore vivants.» Une expérience rare, à la rencontre d’une mémoire fantôme.