Œuvre multidisciplinaire du chorégraphe israélien Hofesh Shechter, LIGHT: Bach dances donne corps à la musique du Cantor de Leipzig à travers une scénographie mêlant chanteurs et danseurs.
Parmi les chorégraphes contemporains qui occupent aujourd’hui la scène internationale, Hofesh Shechter figure en bonne position. Dès 2004, année où il s’installait à Londres et créait Cult, il séduisait le public par une gestuelle explosive, nerveuse, singulière, prise dans un faisceau de lumières particulièrement soigné. Avec en plus, un accompagnement sonore que l’artiste israélien, également percussionniste, composait sur mesure pour ses pièces. Shechter débarquait alors dans le monde chorégraphique à un moment où le mouvement de la non-danse commençait à s’essouffler et où le sensible, chassé par le concept, revenait au galop.
En 2008, Hofesh Shechter fondait sa compagnie et était lui-même nommé artiste associé au Sadler’s Wells à Londres. Ses créations successives telles Uprising, In your rooms, Political Mother, Sun, etc. ont imposé un style incisif, énergique, où chaque mouvement, puissamment expressif, suscite une émotion tout en ouvrant les portes de l’intellect. Car toujours chez Hofesh, le geste est porteur de sens et le chorégraphe, par l’impulsion qu’il provoque, donne l’impression de faire sienne notre pensée. Ses matériaux chorégraphiques, composés principalement de petits pas serrés, genoux fléchis, épaules voûtées, bras levés ou noués, de corps ramassés qui glissent au sol, puisent autant dans les danses traditionnelles juives que dans des gestes quotidiens. Quant à l’engagement total des interprètes, leur énergie sauvage, l’épuisement perceptible des corps et bien sûr la puissance de la danse, tout cela crée une beauté qui fascine.
Formation
À chacune des étapes de son parcours artistique, Shechter semble avoir retenu un élément qui deviendra constitutif de son style. Tout commence à Jérusalem où, à l’école, le petit garçon reçoit des cours de danses folkloriques qui le poussent à faire partie d’une petite troupe amateur et lui donnent le goût de la danse. « Ces danses traditionnelles qu’on exécute en groupe m’ont immédiatement donné un sentiment d’appartenance et une sensation de liberté. J’ai d’ailleurs toujours reconnu l’influence de ce premier apprentissage dans mon travail et j’adore composer pour des groupes. »
Cette première expérience déterminera aussi sa relation avec ses interprètes : « Je ne cherche pas seulement des danseurs, mais des êtres humains. Je vis avec eux, donc, je choisis des gens que j’aime. » À quinze ans, il intègre l’Académie de musique et de danse de Jérusalem, l’une des plus anciennes institutions artistiques du pays où la pratique du ballet accompagne celle des danses modernes. La versatilité de cette école reflète celle d’un pays (pas encore une nation) qui, au cours de différentes migrations, a reçu l’héritage du ballet russe, de l’expressionnisme, du Tanztheater allemand, et enfin de la modern dance américaine apportée dans les années 60 par Martha Graham, venue créer la Batsheva Dance Company sur invitation de la baronne Bethsabée Batsheva de Rothschild.
Cette diversité de genres, qui s’ajoutent aux danses religieuses et profanes des communautés ashkénaze ou sépharade, explique la liberté avec laquelle les artistes israéliens contemporains puisent à ces nombreuses sources. Le chorégraphe Ohad Naharin, longtemps directeur de la Batsheva Dance Company, en est l’un des exemples les plus marquants. Et c’est de cette compagnie, la plus importante en Israël, que fera partie Hofesh dès sa sortie de l’Académie : « La Batsheva, c’est ma famille, mon école, j’y ai appris comment libérer le corps et trouver sa propre voie. » Il y restera cinq années décisives au cours desquelles il danse principalement le répertoire de Naharin, pratique la célèbre méthode Gaga et rencontre la jeune chorégraphie internationale. Il se mesure notamment à Wim Vandekeybus dont il admire le style dynamique, d’une vitalité presque animale (« Wim est comme un footballeur, il réagit dans l’urgence »), et à Tero Saarinen, chorégraphe finlandais disciple de Carolyn Carlson, avec qui il affine sa précision du mouvement et son intérêt pour la poésie d’un éclairage soigné. Quant à la chorégraphe Inbal Pinto, elle lui apporte le sens de la théâtralité.
Aujourd’hui, outre un répertoire riche désormais d’une vingtaine de pièces composées avec la Hofesh Shechter Company, et sans compter les commandes pour d’importantes troupes de ballet, des workshops autour de sa technique (Un enfant de la méthode Gaga mais aussi de la Dance contact), et des évènements qui rassemblent des milliers de personnes, Hofesh (« liberté » en hébreu) continue de multiplier les expériences. Récemment, il a joué son propre rôle dans le film En Corps de Cédric Klapisch, ce qui lui a valu un surplus de popularité et un nouveau public, davantage cinéphile qu’amateur de ballet.
La mort débordée par la vie
Régulièrement invité à Paris par le Théâtre de la Ville, Hofesh Shechter revient cette fois avec LIGHT: Bach dances, une œuvre multidisciplinaire dont il partage la direction avec le metteur en scène John Fulljames et créée en 2021 au Royal Danish Theatre. Hofesh avait déjà travaillé avec John Fulljames sur l’opéra Orphée et Eurydice. C’était en 2015, avec le Royal Opera House : « Cela nous a donné l’envie de retravailler ensemble dans une construction proche de l’opéra mais cette fois sans être lié à une trame, sans devoir raconter une histoire. Nous cherchions quelque chose de contemporain, connecté à nos vies, à nos préoccupations. »
Le projet a pris forme entre deux vagues de Covid et cette étrange période a encouragé une réflexion sur la mort qui était déjà présente dans l’œuvre de Shechter : « J’ai toujours pensé qu’affronter le monstre donne davantage de lumière à notre existence. C’est pourquoi le titre de la pièce est LIGHT: Bach dances. Je crois, j’espère qu’on peut sortir de ce spectacle avec une sensation de légèreté. »
Parler de la mort n’est pas simple, mais pour Shechter l’obstacle a toujours servi de tremplin : « Nous avons contacté différents hôpitaux de Londres et de Copenhague et réuni plus de 12 heures d’enregistrement auprès de personnes obligées d’affronter leur propre mort. On sentait une envie de leur part de laisser quelque chose qui survivrait à leur disparition. »
Mais pourquoi Bach, qui n’a jamais composé d’opéra ? « Le choix s’est porté tout naturellement sur Bach que, personnellement, je considère comme étant le plus important des compositeurs. Adolescent, je l’avais déjà mis au-dessus de mes idoles de l’époque, Pink Floyd, Led Zeppelin… et il était déjà là avant même de devenir mon "biggest love" lors de mon premier pas dans l’art, quand je devais jouer du piano à 6 ans. D’autre part, si Bach n’a jamais composé d’opéra, sa musique est hautement spirituelle. Elle est universelle dans l’expression des émotions humaines, et ses cantates nous permettaient de réunir danseurs, chanteurs, musiciens sous une forme proche d’un Gesamtkunstwerk. »
LIGHT: Bach dances, qui a remporté le prestigieux Prix FEDORA – Van Cleef & Arpels, réunit sur le plateau une quarantaine de personnes entre musiciens de l’orchestre baroque Concerto Copenhague, 9 chanteurs et 11 danseurs de la Hofesh Shechter Company, tous présents dans « un même corps et une même respiration. » « J’espère pouvoir fixer cet abîme sombre et me sentir à l’aise de manière à célébrer notre existence », déclare le chorégraphe.