Paradoxalement, le spectacle Metamorphosis, qui orchestre la rencontre des musiques contemporaines et des danses urbaines américaines, a été conçu à un moment où, précisément, l’idée même de rencontre était malmenée par une pandémie qui devait paralyser le monde pendant de longs mois. Car c’est au cœur de l’année 2020 que le quatuor Third Coast Percussion et le duo de chorégraphes MAI (pour Movement Art Is) développent patiemment cette proposition inédite, célébration des langages et expériences de chacun. Répétitions filmées puis partagées en ligne, ébauches de scénographies échangées à distance et réunions Zoom dessinent bientôt l’ossature d’un projet nourri par une écoute et des savoir-faire qui sont au cœur même des parcours respectifs des artistes en présence.
Cartographie de la musique d’aujourd’hui
Vingt ans après sa formation à Chicago, Third Coast Percussion est aujourd’hui l’un des grands noms de la scène contemporaine américaine. Le quatuor embrasse un répertoire où se croisent des pièces maîtresses signées John Cage ou Steve Reich et un grand nombre de créations, œuvres commandées à des dizaines de compositeurs dont la liste dessine une belle cartographie de la musique d’aujourd’hui (on peut y croiser Timo Andres, Derek Jacoby, Donnacha Dennehy ou Dev Hynes). Metamorphosis doit son nom à la célèbre pièce de Philip Glass, composée pour piano en 1988, dont le quatuor a entièrement réarrangé le premier mouvement, proposé en ouverture du spectacle. Il partage une certaine douceur avec une autre pièce de Philip Glass, Amazon River, extraite de la suite Aguas da Amazonia, dont Third Coast Percussion a enregistré une version sensiblement retravaillée à la demande de la danseuse et chorégraphe Twyla Tharp pour célébrer les 60 ans de sa compagnie. La danse est déjà là, au cœur de cette musique à la fois rêveuse et décidée, dont le flot semble grossir au fil des méandres. Mais elle est aussi au cœur des œuvres commandées pour l’ensemble qui occupent la plus large part du spectacle et convoquent les motifs et techniques de composition des musiques électroniques.
— Metamorphosis
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© Marc Perlish
Math rock et footwork
Sunny X est signée Tyondai Braxton, fondateur et membre – entre 2002 et 2010 – du groupe new-yorkais Battles, grand nom d’un genre appelé le « math rock » pour la façon dont il plie les orchestrations et formats du rock à la rigueur et la complexité des rythmiques des musiques électroniques et minimalistes. Depuis quinze ans, et à nouveau avec cette impressionnante pièce hypnotique et accidentée, le compositeur expérimente les associations entre sons électroniques, synthétiseurs et percussions. Tyondai Braxton a composé Sunny X en étroite collaboration avec Third Coast Percussion, au fil de différentes sessions où les musiciens ont beaucoup testé et expérimenté. Un processus tout aussi collaboratif a donné naissance aux sept mouvements de Perspective, qui a valu à Jerrilynn Patton (alias Jlin) d’être finaliste du prix Pulitzer de la musique en 2023. Depuis dix ans, la productrice et compositrice développe une œuvre inspirée du footwork, à la fois style de musique électronique et danse urbaine underground, qui a émergé à Chicago dans les années 90. Le footwork a notamment pour caractéristique un tempo très rapide, auquel Perspective est fidèle avec ses cadences à 150 battements par minute. La compositrice l’a présentée aux percussionnistes non sous la forme d’une partition, mais d’enregistrements électroniques à base de samples, travaillant ensuite avec eux à une adaptation pour une trentaine d’instruments.
Idéalisme et militantisme
Ces musiques, bien sûr, nous parlent d’aujourd’hui. Elles sont intrinsèquement contemporaines et s’exposent très naturellement aux gestes dessinés par deux chorégraphes qui ont engagé leur pratique dans un mouvement à la fois idéaliste et militant. C’est ainsi que l’on pourrait définir Movement Art Is, fondé par Jon Boogz et Lil Buck, qui se sont rencontrés voilà une quinzaine d’années et font aujourd’hui de cette organisation à but non lucratif un véhicule pour aborder des questions sociétales aussi structurantes que le racisme, les violences policières ou l’immigration. Les deux danseurs et chorégraphes – qui ont émergé des mouvements street dance de leurs villes respectives, Miami et Memphis – l’ont d’abord fait sous la forme de films et vidéos, avant de conjuguer leurs talents sur scène. C’est là qu’ils croisent Third Coast Percussion une première fois, en 2018, en créant la pièce There Was Nothing pour la prestigieuse compagnie Hubbard Street Dance Chicago, sur une musique composée par Dev Hynes que les percussionnistes interprétaient. Metamorphosis les voit aujourd’hui collaborer plus avant et confronter leurs approches d’une manière particulièrement parlante. Jon Boogz et Lil Buck ont ainsi imaginé une chorégraphie pour deux interprètes qui, au plus près des musiciens, se saisissent d’un langage puisant à deux sources distinctes : le Memphis jookin, danse hip-hop tout en ondulations du torse et des bras et mouvements de pieds, et le popping, historiquement lié au funk, tout en contractions musculaires et mouvements robotiques. L’étonnante partition que les chorégraphes ont écrite pour les deux danseurs explore la dualité de la nature humaine en s’inspirant notamment de l’histoire de Frankenstein. L’un semble venir à la vie, découvrir l’usage de ses jambes et de ses bras, et peiner à parfaitement imiter l’autre, car ces membres ne sont pas les siens. Une figure de la métamorphose – en quelque sorte – pour un spectacle qui appelle le changement, l’inclusion des expériences, points de vue et perceptions de chacun comme conditions nécessaires pour faire société. C’est peu dire que l’époque a besoin de ce message.