Créée en 2017, La Passion selon Marc de Michaël Levinas porte dans son titre une double référence : à Bach et à l’Holocauste. Écrire de la musique après Auschwitz, c’est composer une musique qui tremble. C’est poser sans cesse la même question qui taraudait Paul Celan : peut-on chanter sans pleurer et sans trembler après la Shoah ?
Cette Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz pourrait évoquer un retable, un triptyque : les prières juives pour les millions de morts de la Shoah, l’évangile selon Marc en ancien français du XIIIe siècle et deux poésies de Paul Celan. La musique de cette Passion est une méditation sur ce qui relie sans doute les deux traditions religieuses, mais aussi sur cet irréparable, ces six millions de morts de la Shoah, le silence de Dieu et celui des hommes. J’ai choisi les textes et le découpage. L’ensemble se compose des prières traditionnelles juives en araméen et en hébreu (Kaddish, El Maleh Rahamim et le rappel des noms des victimes de la Shoah) pour la première partie, et pour la troisième et dernière partie des poèmes de Celan Die Schleuse et Espenbaum. Ils encadrent la deuxième partie, les chapitres 14 et 15 de l’évangile selon Marc en ancien français du XIIIe siècle d’après le manuscrit de la Bibliothèque Nationale.
Une unité formelle strictement musicale
Comment se sont constituées l’unité musicale et la forme de cette Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz ? Il y a dans cette Passion écrite au XXIe siècle, cette Passion après Auschwitz, des problématiques qui font référence de façon évidente et inévitable aux fondements des chefs-d’œuvre de Johann Sebastian Bach. Je pense principalement à cette relation très complexe et non théâtrale qui existe dans une Passion entre le récit et l’action dans un cérémonial religieux qui chante les grands textes sacrés, au choix des langues pour chanter ces textes, à la narrativité musicale et à ses formes, à la polyphonie, notamment celle qui résulte de la communion des fidèles, et au sentiment du temps dans la liturgie.
La succession des épisodes, les motifs, le passage
La succession des épisodes de l’évangile, mais aussi des prières et implorations forme une écriture narrative qui alterne récits et actions. C’est une caractéristique d’une Passion. L’unité formelle est créée par les motifs, les figuralismes et les symboles qui se métamorphosent progressivement. Je peux mentionner quelques-uns de ces motifs chantés qui permettent aussi les passages d’un épisode à un autre, d’une prière à un récit, le lien musical entre les deux traditions religieuses, la constitution de la grande forme et de la mélodie. Je citerai les ponctuations martelées du Kaddish, qui se transforment en bruit des clous de la crucifixion ; les pleurs, les mots criés dans El Maleh Rahamim et l’étrange tierce de yzkor, qui devient l’intervalle central des poésies de Celan ; l’imploration de la mère qui devient le thème en croix, lequel se transforme en thème de la trahison ; le cantique de Béthanie, qui devient celui de l’ascension de Jésus, ou encore les clameurs de El Maleh Rahamim, qui prennent la forme d’une polyphonie avec les rythmes du Kaddish et les cloches pour la crucifixion.
Comme je l’ai indiqué, la symbolique de tous les motifs se transforme progressivement comme les motifs eux-mêmes : le passage d’un épisode à un autre. Le passage est un paramètre musical essentiel dans l’histoire des formes jusqu’à nos jours, qu’il y ait ou non une relation avec un texte ou une narrativité allégorique. C’est un des fondements du temps musical. Il joue un rôle essentiel chez Bach, Beethoven, Wagner sans aucun doute.
Comme dans mes opéras, le passage détermine l’écriture musicale et l’établissement du texte, l’organisation des échelles modales et tonales, leurs altérations progressives ; les modulations suivent la syntaxe des langues et le temps du récit. Le passage est à l’origine des métamorphoses à la fois intervalliques, harmoniques, orchestrales et symboliques qui constituent l’unité de cette Passion sur le plan strictement musical.
La polyphonie des rumeurs de la prière
Que ce soit dans la partie juive (le Kaddish, les rumeurs synagogales ashkénazes, le El Maleh Rahamim...) ou dans la partie chrétienne (les implorations de Marie, les cantiques de Béthanie...), les chœurs sont écrits en 36 voix séparées, mélangeant des rythmes parlés, les détails des mots (consonnes). Cette écoute presque lettriste des langues se retrouve dans l’orchestration. Pour la première partie, juive, j’ai développé une écoute des spécificités polyphoniques synagogales des prières dites, dans cette langue bouleversée par les pleurs et les accents tragiques, celle en vigueur dans la prononciation ashkénaze, la langue de tous ceux qui ont péri dans les camps. Dans ma lecture des chapitres 14 et 15 de l’évangile selon Marc, j’ai ressenti une très grande violence, non seulement entre Jésus, la turba et ses juges, mais aussi dans la relation avec les disciples. Le français du XIIIe siècle et la structure des phrases voudraient faire entendre cette dissonance évangélique.
Celan : souffle et tremblement
Ma musique a toujours été marquée par le souffle des flûtes, par ce que j’appelle les « froissements d’ailes », l’essoufflement de la voix. Trembler ! L’essence vocale du musical du son, l’au-delà du timbre c’est le tremblement. C’est dans ce tremblement que s’exprime la désespérance du poème chez Paul Celan. C’est la langue allemande qui garde en mémoire le yiddish et l’hébreu de la synagogue du shtetl : la tierce tragique et désespérante de yzkor. C’est cette même désespérance après Auschwitz : (la tierce du El Maleh Rahamim) qui scande et interrompt brutalement Die Schleuse. Celan retrouve un mot qui « me » cherchait, et non pas que le poète cherchait : « Kaddish ». Puis à travers l’écluse, il a dû passer pour sauver le mot : « Yzkor ! » (« Souviens-toi ! »). La langue de Celan pleure toujours. Elle crie, elle tremble. C’est Espenbaum. La mère ne reviendra jamais, et elle n’aura jamais de cheveux blancs. Le fils pleure la mère qui ne reviendra pas.
« Composer une Passion après Auschwitz », entretien (extrait) réalisé par Danielle Cohen-Levinas. Paris, Éditions Beauchesne, 2017.