Une œuvre fondamentale
Sa création, dans la toute nouvelle salle du Théâtre des Champs-Élysées, est un mémorable scandale : applaudissements, hurlements et sifflets du public couvrent presque l’immense orchestre convoqué par Stravinski ; le chef Pierre Monteux tente de garder la cadence, tandis que depuis les coulisses, debout sur une chaise, Vaslav Nijinski, le chorégraphe, hurle les comptes à ses danseurs déboussolés ; Serge de Diaghilev, commanditaire de l’œuvre et directeur des Ballets russes, fait éteindre et rallumer la salle à plusieurs reprises dans l’espoir de calmer les ardeurs. Le lendemain, c’est la curée dans la presse.
Après huit représentations, l’œuvre disparaît du répertoire de la compagnie. La chorégraphie originelle est patiemment reconstituée par la chorégraphe Millicent Hodson et l’historien Kenneth Archer en 1987 seulement. Les chorégraphes n’ont pour autant pas attendu cette date pour proposer leurs propres versions de l’œuvre ; ainsi Léonide Massine dès 1920, mais aussi Maurice Béjart en 1959 ou encore Pina Bausch en 1975, notamment.
Avec cette nouvelle production, Blanca Li s’inscrit donc dans une longue tradition – une tradition dont elle est d’ailleurs indirectement dépositaire en tant qu’ancienne élève de Martha Graham, interprète du rôle de l’Élue dès 1930 et chorégraphe d’une nouvelle production du Sacre en 1984. Li y insuffle la capacité à marier les styles et les univers qui fait sa signature. Danseuse et chorégraphe, mais aussi parfois chanteuse ou cinéaste, l’artiste andalouse ignore les frontières entre les styles et touche aussi bien au flamenco qu’au hip-hop ou à la danse contemporaine, faisant le grand écart sans sourciller entre les Daft Punk et l’opéra baroque : « J’aime donner vie à tout ce que j’ai en tête », explique-t-elle. Notre Sacre fait appel à neuf danseurs professionnels neuf danseurs semi-professionnels, issus des CFA Pietragalla-Derouault et CFA Danse Chant Comédie. Elle dessine pour eux une chorégraphie qui s’inspire des danses traditionnelles et populaires, combinant solos, petits groupes et passages à l’unisson où les corps se synchronisent pour ne former plus qu’un. Dans l’esprit originel du Sacre, la danse y débouche sur une transe collective, portée par les rythmes hypnotiques et les mouvements répétitifs.
Jeux d’échos
Le Sacre est un rite, peut-être le rite le plus marquant d’un compositeur fortement porté vers les pratiques de caractère symbolique, comme le remarquait Pierre Souvtchinsky : « Que le sujet soit religieux ou profane, la musique de Stravinski célèbre toujours, d’une manière profondément intérieure et mystérieuse, un rite sacral. » Dans Chroniques de ma vie, écrites en 1935, Stravinski parle de son ballet comme d’une vision : « J’entrevis un jour […] dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » La partition qui résulte de cette vision réussit le tour de force d’être à la fois une œuvre profondément personnelle (si personnelle qu’elle fut un temps, comme l’expliqua Boulez, une œuvre « sans descendance » en termes de langage) et une réinterprétation stylisée de traits caractéristiques de ce que Stravinski appelait « l’esprit russe ». Celui-ci s’exprime tout particulièrement dans l’art populaire, tant au niveau des histoires que des mélodies. Il semble d’ailleurs qu’elles accompagnent le séjour du compositeur à Ustiluh, petite ville dans l’ouest de l’Ukraine, où il compose une bonne partie du Sacre du printemps en 1912. En dehors du thème de basson ouvrant l’œuvre, qui est une reprise d’une berceuse lituanienne, il n’y a pas de thème populaire à proprement parler dans la partition ; mais le langage de Stravinski, dans ses tournures mélodiques, porte la trace d’une influence transformée, comme digérée par le processus créatif.
Compositeur attitré d’Abd al Malik (dont il est le frère) depuis ses débuts, partenaire de tous ses projets, comme cette version hip-hop d’Otello de Verdi pour la 3e Scène de l’Opéra de Paris composée en 2017, Bilal prolonge le geste stravinskien en s’inspirant de mélodies populaires étudiées par l’ethnomusicologue Mikhail Lobanov. Il en nourrit les créations musicales électro qu’il dessine pour la première partie du spectacle, où passent bribes de chants et motifs instrumentaux, dans une écriture par pans ou blocs dont la mise en œuvre tend à créer une sensation de temps étale qui en accentue le caractère immémorial. Les compositions de Bilal voisinent avec des pièces de Bartók et de Kodály interprétées par des solistes des Dissonances. L’un comme l’autre se sont intéressés de près à la musique populaire, menant notamment un travail consciencieux de recueil des mélodies traditionnelles hongroises et roumaines au début du XXe siècle, et leur propre démarche de compositeur en porte la trace. Les musiciens interprètent également Timonia, pour quatuor de flûte et hautbois, un arrangement de musique traditionnelle à danser de Russie méridionale que l’on doit à l’ethnomusicologue, musicienne et cheffe de chœur Olga Velitchkina.
La musique de Bilal – un pied dans les mélodies traditionnelles, l’autre fermement ancré dans le présent des machines – sert de soutien aux textes d’Abd al Malik. Métissage encore, car l’auteur se plaît depuis toujours à réconcilier des univers différents, voire éloignés, et ce depuis ses années d’adolescence. Il grandit dans une cité strasbourgeoise et découvre la littérature et la philosophie, en particulier à travers l’œuvre d’Albert Camus. Il résulte de cette double filiation une curiosité fondamentale chez Abd al Malik, comme il l’expliquait déjà il y a dix ans : « Je ne compartimente pas. […] On naît quelque part, dans un courant musical, dans un style ou une époque, forcément. Mais ce qui fait qu’on est un artiste, c’est la capacité à transcender son genre. »
La deuxième moitié de Notre Sacre donne à entendre la partition de Stravinski en son entier, les deux tableaux qui forment l’œuvre (L’Adoration de la terre et Le Sacrifice) étant séparés par un moment de silence où s’épanouit un solo dansé. Les musiciens des Dissonances au complet retrouvent une partition dont ils sont familiers : ils avaient fait le pari, déjà en 2017, d’en interpréter les rythmes telluriques et les fulgurances instrumentales à leur manière, c’est-à-dire sans chef. À l’heure de se dire adieu – car l’orchestre sous cette forme donnera son dernier concert en octobre de cette année –, leur fonctionnement qui met au centre l’écoute et qui nécessite de fusionner les individualités dans un souffle partagé apparaît plus signifiant que jamais.
Un rite contemporain
L’œuvre d’Abd al Malik est une réconciliation, un travail sur l’interconnexion, comme celle de Blanca Li. Leur projet commun avec David Grimal illustre cette envie de faire dialoguer les époques et les univers : « Dans ce monde global qu’est le nôtre, il s’agit pour tenter toujours de “faire peuple tous ensemble” […], de bâtir un récit artistique comme un manifeste […], pour essayer de penser l’art non comme hors du réel, mais comme un outil intégrateur, comme un tissu, dans notre approche interdisciplinaire, dont les fils entrelacés seraient le symbole de nos connexions » (Abd al Malik). L’écrin formé par la création vidéo, inspirée par les recherches iconographiques autour de la création originale du ballet, et le travail sur les lumières, où se mêlent technologie la plus récente et lanternes Svoboda, plongent le public au cœur d’un spectacle qui se transforme en cérémonie. Abd al Malik, Blanca Li et David Grimal œuvrent à donner un nouveau rite, une expérience chamanique où vibrer ensemble, une célébration de notre humanité commune : ce Sacre est notre Sacre, à toutes et tous.