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Notre Sacre, une célébration de notre humanité commune

Publié le 26 mars 2024 — par Angèle Leroy

— Notre Sacre : entretien avec Abd al Malik, Blanca Li et David Grimal

Abd al Malik : C’est notre « Sacre » à tous, à ma génération, à l’époque, à ces artistes comme nous qui sont des extrémistes de l’amour. 

Blanca Li : L’essence de ce projet, c’est qu’on est trois. Pour moi, « Le Sacre », c’est la richesse de nos différences. 

David Grimal : Et c’est la célébration de la vie. 

Abd al Malik : « Le Sacre » nous parle du printemps. Quelque chose doit mourir pour qu’autre chose renaisse. 

C’est le printemps
Sans faux semblants 
L’amour seul jamais ne ment 

D’une certaine manière, c’est ça, notre travail, d’être révolutionnaires, au sens étymologique du terme, revenir au commencement, revenir à quelque chose, retrouver quelque chose qui est éternellement nouveau. Un jour, j’ai eu cette idée de repenser « Le Sacre » et de rajouter de la poésie. Et Blanca Li, c’était l’évidence absolue. Je l’admire énormément. Elle est rigoureuse, mais toujours avec un sourire. 

Blanca Li : Avec Abd al Malik, on se connaît depuis un moment. On voulait faire quelque chose ensemble. Après, on a rencontré David. 

David Grimal : Tout se fait dans la rencontre, que ce soit avec Malik ou Blanca. On a tout de suite senti qu’on partageait l’exigence, chacun dans son domaine. Une forme de regard sur l’humanité qui était compatible. 

Abd al Malik : C’était comme naturel, comme si on se connaissait depuis toujours. 

Blanca Li : À un moment de sa vie, on doit faire la création d’un « Sacre du printemps », quand on est chorégraphe. C’est toujours difficile de faire des pièces qu’on a tellement créées. Comment les réinventer, leur donner un nouveau souffle ? Je me suis dit que ces trois énergies différentes allaient donner naissance à quelque chose de différent. Comme j’avais le rôle de maître de cérémonie et de metteur en scène, j’ai dû aussi trouver une narration, une dramaturgie, quelque chose qui donnait sens à nos trois mondes, nos trois univers sans que ce soit chacun dans son coin à faire ce qu’il sait faire. Mais comment faire pour que tout ça devienne un spectacle avec une cohérence, une unité, un sens ? 
On est dans un lieu qui n’est pas un théâtre. C’est très important aussi. J’ai créé une chorégraphie dans un couloir, et la moitié des danseurs sont des préprofessionnels, parce qu’on voulait que ce « Sacre » ouvre les portes à des jeunes danseurs qui étudient dans le milieu professionnel. La danse, elle fait partie de la musique. J’ai joué la danse comme un instrument de plus. C’est une fusion avec l’orchestre. Il n’y a pas de séparation. Il y a un vrai échange constant entre la musique et la danse. Elles se parlent, s’entendent. 

David Grimal : Quand on a commencé cette histoire, la guerre venait d’être déclarée entre l’Ukraine et la Russie. C’était peu de temps après. On a pensé qu’il fallait orienter ce spectacle à la fois sur la célébration et une forme de prière. Donc j’ai mis au départ et à la fin de la première partie une pièce pour violon seul et une pour violoncelle seule. Des pièces très intérieures, qui sont dépouillées, juste des prières, sans aucun effet, rien du tout, juste la nudité. On a voulu mettre les flûtes au milieu avec des chants transcrits des matériaux primitifs du « Sacre ». Les pièces pour violon et violoncelle se répondent. Elles sont de Bartók et de Kodály, qui sont d’Europe centrale aussi. 
Comment l’univers de Malik et de Bilal pouvait faire irruption ? Comment trouver des liens, relier les univers ? On a réfléchi et j’ai eu l’idée d’aller chercher dans les chants primitifs qui ont présidé à la composition du « Sacre », d’aller chercher des petites briques ou des graines sur lesquelles Bilal a pu travailler. À partir de là, je crois qu’il y a eu un ADN commun. 

Abd al Malik : Bilal est mon frère aîné. On travaille depuis toujours ensemble. On a travaillé avec les équipes de la Philharmonie qui s’occupent des archives. Il a pu avoir accès à un matériau riche et il a cherché, mais à l’endroit où Stravinsky a cherché. Et moi, l’idée, c’est de pouvoir écrire ce qui ne s’écrit pas. De pouvoir dire ce qui ne se dit pas, dire l’indicible. 

Au bas des immeubles Il n’y a plus d’esbroufe 
Plus personne n’a envie de tenir les murs à part les choufs 
C’est le temps où Qu’importe la manière 
Faire du cash est l’unique prière 
Ils ont la folie des grandeurs 
Des petites frappes qui se la racontent 
Baladent leur violence gratuite aux abords des collèges 
Ils jouent les chauds en meute 
Et refroidissent même les plus optimistes sur l’état de la jeunesse 
Ils ont la folie des grandeurs. 

Je n’ai jamais travaillé de cette manière. Pour la première fois, j’ai écrit en tenant compte de l’acoustique du lieu. Habituellement, je tiens compte de la musique. Il y a l’acoustique et aussi les petites discussions, comme ça, en passant, ou simplement quand je les regarde. Regarder Blanca diriger ses chorégraphies, avec les danseurs et les danseuses. Il y a des mots qui me viennent. Voir David parler avec ses musiciens. Il y a des mots qui me viennent. Quand ils me parlent de la musique, de l’art, de leur approche, il y a des mots qui me viennent. Notre spectacle, c’est un dialogue, un dialogue à trois. C’est un dialogue avec différentes disciplines qui se parlent. Ma grande idée, c’est l’idée de l’interdisciplinarité, et comment réfléchir à ce que j’appelle l’élitisme pour tous. Aller dans quelque chose d’hyper exigeant en permettant à tous d’avoir accès à ça. Blanca travaille déjà comme ça avec sa compagnie. 
David Grimal a une approche toute particulière. Comment diriger un orchestre philharmonique sans chef d’orchestre ? C’est fabuleux. Il y a quelque chose de magique. Il y a quelque chose d’impalpable, qui doit communiquer entre eux, qu’on ne voit pas. C’est toute la force à la fois de David, qui est l’initiateur de ce projet que sont les Dissonances, et ce que donnent les Dissonances. 

David Grimal : C’est un projet extraordinaire, unique au monde, qui a été très présent ici, à la Philharmonie. Il est reconnu dans le monde entier comme un objet singulier de collaboration entre les musiciens, sans la verticalité habituelle, avec une direction que je donne, mais qui est complètement différente, et qui attire des musiciens de toute l’Europe, des jeunes. Et donc, on s’arrête. Il faut dire les mots. L’orchestre s’arrête. On termine en beauté. On veut terminer en beauté. Jusqu’à la dernière note, on va profiter de la liberté. 

NOTRE SACRE
Blanca Li, mise en scène, chorégraphie
Abd al Malik, mise en récit, rap, slam, chant
Bilal, création sonore, machines
David Grimal, violon solo, direction musicale
Les Dissonances
Bastien Pelat, flûte
Adriana Ferreira, flûte
Julien Vern, flûte
Vincent Morello i Broseta, flûte
Nikhil Sharma, hautbois
Yan Levionnois, violoncelle solo
Compagnie Blanca Li
CFA Pietragalla-Derouault
CFA Danse Chant Comédie
Carco, création images
Laurent Mercier, costumes
Pascal Laajili, création lumières

Production Philharmonie de Paris, Coréalisation La Villette, Philharmonie de Paris.
Ce projet a été labélisé Olympiade Culturelle par Paris 2024.

Diffusion du spectacle sur Culturebox mardi 28 mai 2024 à 21h10, puis en replay sur france.tv et Philharmonie Live.

Une coproduction LA COMPAGNIE DES INDES & CITÉ DE LA MUSIQUE - PHILHARMONIE DE PARIS    
Avec la participation de France Télévisions & Philharmonie Live
Réalisation : Julien Condemine
© La Compagnie des Indes / Cité de la musique - Philharmonie de Paris / 2024

Entretien avec Abd al Malik, Blanca Li et David Grimal : Maxime Guthfreund
Réalisation : Aurélien Kalasz
© Cité de la musique - Philharmonie de Paris, 2024
 

Le Sacre du printemps de Stravinski est une partition phare de la modernité, une œuvre-clé dans son retentissement artistique, que ce soit chez les musiciens ou chez les chorégraphes. 111 ans après sa création mémorable, Blanca Li, Abd al Malik et David Grimal en proposent une nouvelle relecture, qui met l’accent sur son universalité et son actualité.
— Le sacre du printemps - Stravinski - Direction : Pierre Boulez

Une œuvre fondamentale

Sa création, dans la toute nouvelle salle du Théâtre des Champs-Élysées, est un mémorable scandale : applaudissements, hurlements et sifflets du public couvrent presque l’immense orchestre convoqué par Stravinski ; le chef Pierre Monteux tente de garder la cadence, tandis que depuis les coulisses, debout sur une chaise, Vaslav Nijinski, le chorégraphe, hurle les comptes à ses danseurs déboussolés ; Serge de Diaghilev, commanditaire de l’œuvre et directeur des Ballets russes, fait éteindre et rallumer la salle à plusieurs reprises dans l’espoir de calmer les ardeurs. Le lendemain, c’est la curée dans la presse.

Après huit représentations, l’œuvre disparaît du répertoire de la compagnie. La chorégraphie originelle est patiemment reconstituée par la chorégraphe Millicent Hodson et l’historien Kenneth Archer en 1987 seulement. Les chorégraphes n’ont pour autant pas attendu cette date pour proposer leurs propres versions de l’œuvre ; ainsi Léonide Massine dès 1920, mais aussi Maurice Béjart en 1959 ou encore Pina Bausch en 1975, notamment.

— Le Sacre du printemps (Pina Bausch) - Extrait

Avec cette nouvelle production, Blanca Li s’inscrit donc dans une longue tradition – une tradition dont elle est d’ailleurs indirectement dépositaire en tant qu’ancienne élève de Martha Graham, interprète du rôle de l’Élue dès 1930 et chorégraphe d’une nouvelle production du Sacre en 1984. Li y insuffle la capacité à marier les styles et les univers qui fait sa signature. Danseuse et chorégraphe, mais aussi parfois chanteuse ou cinéaste, l’artiste andalouse ignore les frontières entre les styles et touche aussi bien au flamenco qu’au hip-hop ou à la danse contemporaine, faisant le grand écart sans sourciller entre les Daft Punk et l’opéra baroque : « J’aime donner vie à tout ce que j’ai en tête », explique-t-elle. Notre Sacre fait appel à neuf danseurs professionnels neuf danseurs semi-professionnels, issus des CFA Pietragalla-Derouault et CFA Danse Chant Comédie. Elle dessine pour eux une chorégraphie qui s’inspire des danses traditionnelles et populaires, combinant solos, petits groupes et passages à l’unisson où les corps se synchronisent pour ne former plus qu’un. Dans l’esprit originel du Sacre, la danse y débouche sur une transe collective, portée par les rythmes hypnotiques et les mouvements répétitifs.

Jeux d’échos

Le Sacre est un rite, peut-être le rite le plus marquant d’un compositeur fortement porté vers les pratiques de caractère symbolique, comme le remarquait Pierre Souvtchinsky : « Que le sujet soit religieux ou profane, la musique de Stravinski célèbre toujours, d’une manière profondément intérieure et mystérieuse, un rite sacral. » Dans Chroniques de ma vie, écrites en 1935, Stravinski parle de son ballet comme d’une vision : « J’entrevis un jour […] dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » La partition qui résulte de cette vision réussit le tour de force d’être à la fois une œuvre profondément personnelle (si personnelle qu’elle fut un temps, comme l’expliqua Boulez, une œuvre « sans descendance » en termes de langage) et une réinterprétation stylisée de traits caractéristiques de ce que Stravinski appelait « l’esprit russe ». Celui-ci s’exprime tout particulièrement dans l’art populaire, tant au niveau des histoires que des mélodies. Il semble d’ailleurs qu’elles accompagnent le séjour du compositeur à Ustiluh, petite ville dans l’ouest de l’Ukraine, où il compose une bonne partie du Sacre du printemps en 1912. En dehors du thème de basson ouvrant l’œuvre, qui est une reprise d’une berceuse lituanienne, il n’y a pas de thème populaire à proprement parler dans la partition ; mais le langage de Stravinski, dans ses tournures mélodiques, porte la trace d’une influence transformée, comme digérée par le processus créatif.

Compositeur attitré d’Abd al Malik (dont il est le frère) depuis ses débuts, partenaire de tous ses projets, comme cette version hip-hop d’Otello de Verdi pour la 3e Scène de l’Opéra de Paris composée en 2017, Bilal prolonge le geste stravinskien en s’inspirant de mélodies populaires étudiées par l’ethnomusicologue Mikhail Lobanov. Il en nourrit les créations musicales électro qu’il dessine pour la première partie du spectacle, où passent bribes de chants et motifs instrumentaux, dans une écriture par pans ou blocs dont la mise en œuvre tend à créer une sensation de temps étale qui en accentue le caractère immémorial. Les compositions de Bilal voisinent avec des pièces de Bartók et de Kodály interprétées par des solistes des Dissonances. L’un comme l’autre se sont intéressés de près à la musique populaire, menant notamment un travail consciencieux de recueil des mélodies traditionnelles hongroises et roumaines au début du XXe siècle, et leur propre démarche de compositeur en porte la trace. Les musiciens interprètent également Timonia, pour quatuor de flûte et hautbois, un arrangement de musique traditionnelle à danser de Russie méridionale que l’on doit à l’ethnomusicologue, musicienne et cheffe de chœur Olga Velitchkina.

La musique de Bilal – un pied dans les mélodies traditionnelles, l’autre fermement ancré dans le présent des machines – sert de soutien aux textes d’Abd al Malik. Métissage encore, car l’auteur se plaît depuis toujours à réconcilier des univers différents, voire éloignés, et ce depuis ses années d’adolescence. Il grandit dans une cité strasbourgeoise et découvre la littérature et la philosophie, en particulier à travers l’œuvre d’Albert Camus. Il résulte de cette double filiation une curiosité fondamentale chez Abd al Malik, comme il l’expliquait déjà il y a dix ans : « Je ne compartimente pas. […] On naît quelque part, dans un courant musical, dans un style ou une époque, forcément. Mais ce qui fait qu’on est un artiste, c’est la capacité à transcender son genre. »

La deuxième moitié de Notre Sacre donne à entendre la partition de Stravinski en son entier, les deux tableaux qui forment l’œuvre (L’Adoration de la terre et Le Sacrifice) étant séparés par un moment de silence où s’épanouit un solo dansé. Les musiciens des Dissonances au complet retrouvent une partition dont ils sont familiers : ils avaient fait le pari, déjà en 2017, d’en interpréter les rythmes telluriques et les fulgurances instrumentales à leur manière, c’est-à-dire sans chef. À l’heure de se dire adieu – car l’orchestre sous cette forme donnera son dernier concert en octobre de cette année –, leur fonctionnement qui met au centre l’écoute et qui nécessite de fusionner les individualités dans un souffle partagé apparaît plus signifiant que jamais.

Un rite contemporain

L’œuvre d’Abd al Malik est une réconciliation, un travail sur l’interconnexion, comme celle de Blanca Li. Leur projet commun avec David Grimal illustre cette envie de faire dialoguer les époques et les univers : « Dans ce monde global qu’est le nôtre, il s’agit pour tenter toujours de “faire peuple tous ensemble” […], de bâtir un récit artistique comme un manifeste […], pour essayer de penser l’art non comme hors du réel, mais comme un outil intégrateur, comme un tissu, dans notre approche interdisciplinaire, dont les fils entrelacés seraient le symbole de nos connexions » (Abd al Malik). L’écrin formé par la création vidéo, inspirée par les recherches iconographiques autour de la création originale du ballet, et le travail sur les lumières, où se mêlent technologie la plus récente et lanternes Svoboda, plongent le public au cœur d’un spectacle qui se transforme en cérémonie. Abd al Malik, Blanca Li et David Grimal œuvrent à donner un nouveau rite, une expérience chamanique où vibrer ensemble, une célébration de notre humanité commune : ce Sacre est notre Sacre, à toutes et tous.

— La tournée de maison en maison des Kurenti, Slovénie - © Crtomir Goznik

Angèle Leroy

Musicologue, formée à l’université Paris-Sorbonne et au Conservatoire de Paris, Angèle Leroy écrit notes de programmes, articles et analyses musicales pour diverses institutions françaises et étrangères.