L’opéra Penthesilea témoigne de la fascination de Pascal Dusapin pour les mythes grecs. Puisant dans la pièce paroxystique de Kleist, le compositeur tisse une toile orchestrale fascinante et obsessionnelle célébrant le rituel de la sauvagerie et de l’amour.
« Ce n’est pas un beau spectacle, l’ère moderne commence » (Christa Wolf)
Écrire un opéra sur Penthesilea… Ce désir m’étonne encore, il reste confus. Il le restera. À la fin des années 1970, le musicologue Harry Halbreich m’avait suggéré d’écrire une musique sur la scène finale de la Penthesilea de Kleist. Il devait avoir trouvé quelque chose d’assez barbare dans mes premières musiques pour penser que je pouvais me permettre d’aborder ce sujet… Bien que cette œuvre m’ait immédiatement fasciné, je dois avouer que je n’y ai rien compris. Et pourtant, dès cette première lecture, la question de la cruauté m’était apparue de façon presque irrésistible. Cela allait me poursuivre. Penthesilea est un texte vraiment monstrueux. Goethe lui-même en avait été épouvanté.
J’ai passé quelques décennies à oublier puis à reprendre ce texte. Animé par le temps qui passe et l’expérience, j’en ai acquis très lentement une nouvelle compréhension. À chaque fois, j’y découvrais d’autres aspects et, surtout, le texte devenait moderne. Pas seulement dans sa permanence de chef-d’œuvre de la littérature romantique allemande mais surtout parce qu’il ne cessait de convoquer le monde qui nous entoure par sa bestialité.
Il y a quelques années, si j’ai décidé d’entreprendre enfin un opéra sur Penthesilea, c’est qu’il était nécessaire de me confronter à cette brutalité. Le moment était venu, essentiel, indispensable dans ma vie. Composer sur un tel texte, le vivre chaque jour intimement, a été une expérience d’une très grande violence intérieure et j’en suis sorti épuisé. Il est vrai qu’un créateur n’a pas toujours besoin de savoir pourquoi il doit faire les choses, il les fait, voilà tout. Et Penthésilée est sans doute à prendre sans y penser. Avec un tel personnage, nous sommes loin de l’analyse et des préciosités de l’intellection. Penthésilée est inexplicable, obscure et irrationnelle, comme l’amour, comme la guerre. Elle est seule, abandonnée, désertée, elle est un gémissement sans espoir, une prière sans dieu.
L’exercice quotidien de la composition musicale incline à vivre dans un univers de représentations idéales, en somme libéré du réel. Il faut s’en garder. L’opéra peut ancrer de nouveau le compositeur au sol grâce aux thèmes politiques qu’il peut y aborder. C’est ainsi que l’écriture d’un opéra me permet de rendre compte d’une inquiétude au monde. Quand j’ai écrit un opéra sur la Medea d’Heiner Müller (déjà pour la Monnaie en 1992), j’ai pu penser aussi à la Bosnie d’alors, ravagée par la guerre. Je ne pouvais pas manquer de tisser des liens avec ce réel-là. La pièce de Kleist observe la question de l’amour au travers du filtre de la loi. Celle-ci interdit à ce peuple de femmes d’aimer un homme pour une raison qui trouve son origine dans un viol ancestral. Mais Penthésilée s’éprend d’Achille avant même de connaître l’issue du combat qui les oppose et elle trahit de ce fait la loi de son peuple car elle ne peut aimer un homme que s’il est vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire qu’elle est victorieuse. Elle devient donc parjure et est alors rejetée par le peuple dont elle est la reine. Son histoire est d’une effrayante modernité… Qu’est l’amour des lors qu’il est déterminé par une loi ? Qu’advient-il de cet amour s’il ne s’adapte pas à la loi ? Qu’est-ce que la loi ? Mon intuition est que la structure narrative de Penthesilea existe aujourd’hui dans tous les conflits qui ne cessent de parsemer la planète. C’est pour cela que j’ai aussi le sentiment de témoigner de mon inquiétude au monde en écrivant « ma » Penthesilea. Il n’est plus nécessaire d’aller convoquer le réalisme d’une situation précise, la métaphore suffit.
Christa Wolf écrit aussi : « Nous anéantissons ce que nous aimons. Voilà, ramené à une formule générale, ce que nous dit Penthésilée. Cette formule semble en parfait accord avec notre époque… »
Extrait du programme de salle de Penthesilea, La Monnaie - De Munt, Bruxelles, 2015, pp. 27-28.