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Pascal Dusapin, brutalité et modernité de Penthésilée

Publié le 24 novembre 2020 — par Pascal Dusapin

— Entretien avec Pascal Dusapin : Penthesilea

Un texte fascinant, une violence crue

"Penthésilée", c'est une très vieille histoire dans ma vie puisque c'est un texte que je rencontre grâce à Harry Halbreich le musicologue disparu récemment. Je suis très jeune. J'ai 24 ans. Il me dit : "Voilà, Pascal, tu devrais t'intéresser à ce texte." Il m'offre le livre.  Je n'ai rien compris du tout. Et je ne voyais même pas pourquoi Harry avait une idée aussi saugrenue me concernant. Alors, je découvre ce texte évidemment en français, dans une traduction extraordinaire de Julien Gracq, qui est la traduction de référence aujourd'hui. Et c'est une langue presque réécrite. Ce n'est pas une traduction littérale,  proche de la structure du texte. Ce n’est non pas une réécriture, bien sûr, mais c'est une sublime traduction. Et alors, ce texte, je l'ai lu, relu comme ça.  D'année en année...  Et progressivement, je dirais, la substance est devenue nécessaire au fil du temps.  Mais je le laissais toujours un petit peu à l'écart. L'histoire s'éclaircissait. Il faut dire que c'est un texte majeur de la littérature allemande, donc de Heinrich von Kleist, réputé pour être absolument immontable au théâtre parce qu'il y a beaucoup de personnages et que l'action est très complexe. Pour la résumer très rapidement, c’est une femme qui tombe amoureuse d'un homme de façon immédiate et fracassante. Mais qui ne peut l'aimer que si elle l'a vaincu. Parce que telle est la loi des femmes dont elle est la reine.  Lesquelles femmes se sont constituées en tribu, les Amazones, parce que, dans un temps très ancien, une de leurs reines a été violée. Donc, elles restent entre elles, mais de temps en temps, elles ont besoin de faire ce qui est dit dans le texte, des moissons d’hommes, pour se régénérer, en quelque sorte, se reproduire. Donc voilà, nous y sommes : Penthésilée tombe amoureuse d’Achille, mais elle ne peut l’aimer, comme je disais tout de suite, que si elle l'a vaincu.  Achille, qui est un malin, laisse croire à Penthésilée qu'il a perdu.  Donc Penthésilée...  Dans le fracas de la bataille, elle est tombée évanouie.  Elle n'a pas vu la victoire finale, mais elle le croit.  Et une fois qu'Achille a fait son affaire, la réalité lui revient subitement.  Et il lui dit :  "Bon, écoute, en fait, c'est moi qui ai gagné."  Donc il trahit Penthésilée.  Mais elle fait pire :  elle trahit son peuple, elle trahit la loi, qui ne l'autorise pas à aimer celui qu'il l'a vaincue.  Et donc elle n'a aucune échappatoire :  elle dévore Achille et elle se dévore elle-même en quelque sorte, puisqu'elle se tue.  Pourquoi je me suis intéressé à cette chose que je ne comprenais pas ?  Au fond, c'était la question de la violence.  Aborder un texte comme ça, c’est se confronter à une violence d'une cruauté, d'une crudité plutôt, absolument sensationnelle.  Je vous rappelle que Penthésilée, littéralement, dévore Achille.  Elle l'attaque avec ses dents, elle lui plante dans la gorge ses dents.  C'est une dévoration. 

Un mythe d'une grande actualité

Ce texte m'a accompagné 30 ans, et un jour, il est devenu nécessaire.  Pourquoi il est devenu nécessaire ?  Parce qu'il était devenu terriblement moderne.  Et ça, c'est un peu chaque fois l'histoire de mes opéras.  Quand tout d'un coup, en quelque sorte, le mythe - puisqu'il s'agit d'un mythe -  rencontre une actualité féroce.  Je commence en fait, cet opéra en 2011.  En pleine affaire... La Libye et tout ça.  Évidemment, je ne traite pas du sujet politique direct, mais c'est une métaphore, c’est-à-dire que... cette histoire me permet de regarder le monde qui m'entoure, d'un point de vue très modeste bien sûr, parce que je n'ai pas d'ambition politique.  Mais quand même, cette histoire-là, c’est un texte extrêmement féministe.  Et un texte qui parle de la guerre, de la question de la loi aussi, et de l'amour évidemment, qui sont des sujets terriblement contemporains.  Je ne fais pas d'historiographie sur la question des mythes.  C'est vrai que quand je m'intéresse à « Penthésilée », je m'intéresse déjà à une histoire qui est une réécriture, une recomposition d'histoire antique, donc mythologique.  Et on sait bien que la mort d'Achille... Achille ne meurt pas comme ça du tout.  Il ne meurt pas dévoré par une femme dans la vraie histoire.  Il s'empare du mythe et il en fait une autre histoire à l'aune d'un romantisme brûlant allemand.  Il recontexte complètement son histoire.  Pour ma part, quand je m'intéresse à l'histoire de façon effective que je dis : "Bon, j'y vais, je fais ce truc », je ne cherche pas à réinterpréter l'histoire.  Je ne cherche pas à la moderniser.  Je tiens beaucoup à ce que l'histoire soit hors temps parce qu'elle est puissante, qu’elle n'a pas de temporalité, qu'elle n'a pas d'époque.  À ce moment-là, elle permet d'embrasser à peu près tout le reste et de faire sortir la substantifique moelle de l'histoire elle-même, du mythe lui-même.  Le mythe, il est essentiellement une vision du monde toujours réactualisée, toujours réinitialisée, toujours efficiente. 

Composer un livret allemand "mallarméen"

Il s’agissait de l'écrire évidemment en allemand. Mais de quel allemand s'agit-il ?  C'est là où les difficultés commencent parce que c'est un très, très haut allemand d’une beauté presque mallarméenne. C'est une langue non pas obscure, mais qui résiste beaucoup.  Quand je me décide vraiment à entrer en composition, je m'assure le concours d’une dramaturge que j'avais rencontrée sur une production à l'Opéra de Berlin.  Beate Haeckel.  Moi, j'avais déjà fait des adaptations.  En tout cas, j'étais arrivé à une adaptation moi-même.  J'avais réduit totalement l’histoire, car c'est impossible de la prendre telle quelle, ça donnerait un opéra incompréhensible de 30 heures.  Beate m'a beaucoup aidé à recomposer l’adaptation, m’a proposé des solutions dramaturgiques nouvelles, surtout au problème que je lui avais posé :  "réduire le texte, certes, mais ne jamais toucher la substance, toujours respecter la langue."  Et ça, seule une Allemande comme Beate Haeckel pouvait le faire.  J'aime que la langue soit une sonorité aussi et donc comme une instrumentation possible.  Je tiens à rester au plus proche de la langue pour que la langue soit elle-même le principe intonatif de la musique.  Donc, ça veut dire décryptage des accents toniques.  Tout un travail très technique et qui fait que...  Régulièrement, je prenais l'avion pour aller à Berlin avec mon manuscrit.  Et je solfiais à Beate tout, en chantant comme je pouvais, et en articulant l'allemand comme je pouvais.  Elle me disait : "Trop court, trop long, ici, comme ça.  Là, tu ne peux pas laisser ça, là, il faut faire autrement." 

Violence et douleur

C'est toujours la question de la métaphore.  La musique ne peut pas exprimer une bataille, sinon par une allitération musicale un peu premier degré.  Mais c'était la question de Monteverdi par exemple dans "Tancrède et Clorinde".  Quand Monteverdi naturalise en fait par la musique les bruits des épées en les figurant avec ses archets, il obtient un moyen dramaturgique qui sert toujours d'exemple.  Pour "Penthésilée", j'ai toujours gardé l'exemple monteverdien dans la tête.  Non seulement à ce niveau-là d'expression des formes de la vie, de l'amour et de la violence, mais pas uniquement. Après, on sait avec toute l'histoire de la musique comment faire.  Pensons à Berlioz, à Mahler.  On sait comment provoquer le fracas avec un orchestre.  Il y avait dans ce texte des scènes cruciales, comme celle des flèches, qu’il fallait expressivées si je puis dire, de la façon la plus claire et sans ambiguïté possible.  Donc là j'ai fait appel à mon ami et collaborateur Thierry Coduis, qui fait toujours avec moi les parties électroniques de mes opéras et je lui ai soumis une question très simple :  il faut que le public ait l'impression, pendant quelques secondes, qu’il est assailli par une meute d'archers.  Thierry a inventé un dispositif très complexe avec, je crois, une soixantaine de haut-parleurs et un spatialisateur.  On a trouvé des sons de flèche, des vrais sons de flèche.  Et on les a sélectionnées une par une, et mises en son dans l'espace.  Le moment de la scène des flèches, donc de la bataille, était extrêmement spectaculaire.  Les gens faisaient comme ça dans la salle, se protégeaient, quoi.  Ça dure 20 secondes. Je ne sais plus, un peu plus, peut-être.  La vraie question n'est pas la violence dans "Penthésilée".  C'est la peine.  Voilà, c'est la douleur.  Et je me suis demandé comment exprimer l'extrême douleur sans tomber dans le fracas.  Il ne faut pas confondre l'énergie et la tension.  On dit plus en en disant moins, en en écrivant moins.  On peut aller plus loin dans l’expression presque physique comme ça de l’affect en réduisant au maximum.  Et quand vous êtes dans cet entre-deux-là, eh bien, vous faites du théâtre.  Et ce théâtre-là, il est d'abord de la musique.  C'est une équation que je connaissais parce que dans « Medea », au moment du meurtre des enfants, en fait, il ne se passe rien.  Voilà, c'est presque comme un silence, quoi.  Le meurtre, il n'est pas...  Il y a juste un petit clavecin qui fait quelque chose.  Moi, j'ai totalement baissé la température et j'ai pensé :  la peine, l'extrême douleur, ce doit être une chanson d'enfant.  Pourquoi ?  Quand on a une peine, n'a-t-on pas le désir de redevenir tel un enfant ?  Et de se réfugier comme ça dans... au fond dans l'image de la mère, du père aussi bien sûr.  Mais qu'est-ce qu'est l'expression de cette presque de ce retour aux origines ? C'est la chanson d'enfant.  Et c'est pour ça que...  "Penthésilée" commence par une sorte de petit lullaby comme ça avec une quinte très douce à la harpe, et que cela devient un leitmotiv dans l’opéra, et de façon à ce que, quand Penthésilée est dans une situation de douleur extrême, cette petite chanson revienne, car elle voudrait redevenir tel un enfant. 

Une électronique dramaturgique

Concernant l'électronique de « Penthésilée », il y a beaucoup de choses, de sons.  Moi, je tiens beaucoup à une électronique qui ne soit pas militante.  C'est pour ça que j'utilise l'électronique que dans les opéras, où elle a toujours une fonction dramaturgique.  Il m'est arrivé que des gens s’étonnent de l'électronique a posteriori.  "Ah bon, il y avait de l'électronique ?" Les gens ne s'en rendent pas compte.  J'aime quand l’électronique est un dispositif mental très, très humanisé, très effectif au plan lyrique et théâtral.  Alors comment je procède ? De façon assez simple.  Je fais des maquettes moi-même.  Je bricole en bas avec une machine.  Et puis je présente ça à Thierry Coduis, donc, avec qui j'ai fait toutes les électroniques de mes opéras et aussi différentes installations, et qui est la personne... Thierry est la personne qui m'a décomplexé par rapport à tout ça.  Il m'a appris beaucoup de choses. Il m'a dit : "Tu sais, l’électronique c’est un laptop, quoi."  Maintenant, c'est devenu très simple en quelque sorte, enfin, en tout cas, de l'envisager.  Et donc on construit les sons ensemble.  Je dis non, il va me chercher des matériaux.  Il propose des solutions et moi, je choisis.  Je dis : "Non, pas comme ça, il faut faire plus aigu, plus grave.  Là, tu n'as pas autre chose qui pourrait..."  Et on construit l'électronique comme ça et le dispositif.  Il m'arrive d'avoir des idées un peu farfelues et je demande toujours à Thierry qui fait :  "Bon... OK, je vais voir."  Et il revient toujours avec une solution extraordinaire.  Et c'est comme ça qu'on avance.  Dans "Penthésilée", il y a la séquence des flèches, qui est assez impressionnante, mais il y a aussi beaucoup d'autres choses.  Des touches de couleur d'électronique pure, des alliages qui sont créés avec l’orchestre, qu’on n’entend pas comme tels, en fait.  C'est très fascinant de chercher cet équilibre entre l'orchestre et l'électronique.  Après, c'est une électronique très vivante.  Thierry est toujours à la table de mixage comme un musicien.  Moi, je me bats toujours pour qu'il soit considéré comme un soliste.  Parce qu'il a une espèce de génie très particulier à la table de mixage, qui fait qu'on obtient cet assemblage très particulier. 

L’opéra Penthesilea témoigne de la fascination de Pascal Dusapin pour les mythes grecs. Puisant dans la pièce paroxystique de Kleist, le compositeur tisse une toile orchestrale fascinante et obsessionnelle célébrant le rituel de la sauvagerie et de l’amour.

« Ce n’est pas un beau spectacle, l’ère moderne commence » (Christa Wolf)

Écrire un opéra sur Penthesilea… Ce désir m’étonne encore, il reste confus. Il le restera. À la fin des années 1970, le musicologue Harry Halbreich m’avait suggéré d’écrire une musique sur la scène finale de la Penthesilea de Kleist. Il devait avoir trouvé quelque chose d’assez barbare dans mes premières musiques pour penser que je pouvais me permettre d’aborder ce sujet… Bien que cette œuvre m’ait immédiatement fasciné, je dois avouer que je n’y ai rien compris. Et pourtant, dès cette première lecture, la question de la cruauté m’était apparue de façon presque irrésistible. Cela allait me poursuivre. Penthesilea est un texte vraiment monstrueux. Goethe lui-même en avait été épouvanté.

J’ai passé quelques décennies à oublier puis à reprendre ce texte. Animé par le temps qui passe et l’expérience, j’en ai acquis très lentement une nouvelle compréhension. À chaque fois, j’y découvrais d’autres aspects et, surtout, le texte devenait moderne. Pas seulement dans sa permanence de chef-d’œuvre de la littérature romantique allemande mais surtout parce qu’il ne cessait de convoquer le monde qui nous entoure par sa bestialité.

Il y a quelques années, si j’ai décidé d’entreprendre enfin un opéra sur Penthesilea, c’est qu’il était nécessaire de me confronter à cette brutalité. Le moment était venu, essentiel, indispensable dans ma vie. Composer sur un tel texte, le vivre chaque jour intimement, a été une expérience d’une très grande violence intérieure et j’en suis sorti épuisé. Il est vrai qu’un créateur n’a pas toujours besoin de savoir pourquoi il doit faire les choses, il les fait, voilà tout. Et Penthésilée est sans doute à prendre sans y penser. Avec un tel personnage, nous sommes loin de l’analyse et des préciosités de l’intellection. Penthésilée est inexplicable, obscure et irrationnelle, comme l’amour, comme la guerre. Elle est seule, abandonnée, désertée, elle est un gémissement sans espoir, une prière sans dieu.

L’exercice quotidien de la composition musicale incline à vivre dans un univers de représentations idéales, en somme libéré du réel. Il faut s’en garder. L’opéra peut ancrer de nouveau le compositeur au sol grâce aux thèmes politiques qu’il peut y aborder. C’est ainsi que l’écriture d’un opéra me permet de rendre compte d’une inquiétude au monde. Quand j’ai écrit un opéra sur la Medea d’Heiner Müller (déjà pour la Monnaie en 1992), j’ai pu penser aussi à la Bosnie d’alors, ravagée par la guerre. Je ne pouvais pas manquer de tisser des liens avec ce réel-là. La pièce de Kleist observe la question de l’amour au travers du filtre de la loi. Celle-ci interdit à ce peuple de femmes d’aimer un homme pour une raison qui trouve son origine dans un viol ancestral. Mais Penthésilée s’éprend d’Achille avant même de connaître l’issue du combat qui les oppose et elle trahit de ce fait la loi de son peuple car elle ne peut aimer un homme que s’il est vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire qu’elle est victorieuse. Elle devient donc parjure et est alors rejetée par le peuple dont elle est la reine. Son histoire est d’une effrayante modernité… Qu’est l’amour des lors qu’il est déterminé par une loi ? Qu’advient-il de cet amour s’il ne s’adapte pas à la loi ? Qu’est-ce que la loi ? Mon intuition est que la structure narrative de Penthesilea existe aujourd’hui dans tous les conflits qui ne cessent de parsemer la planète. C’est pour cela que j’ai aussi le sentiment de témoigner de mon inquiétude au monde en écrivant « ma » Penthesilea. Il n’est plus nécessaire d’aller convoquer le réalisme d’une situation précise, la métaphore suffit.

Christa Wolf écrit aussi : « Nous anéantissons ce que nous aimons. Voilà, ramené à une formule générale, ce que nous dit Penthésilée. Cette formule semble en parfait accord avec notre époque… »

Extrait du programme de salle de Penthesilea, La Monnaie - De Munt, Bruxelles, 2015, pp. 27-28.

Voir Penthesilea sur Philharmonie Live