Sur la planète piano, Piotr Anderszewski se situe résolument à part. Rigueur et précision sont les caractéristiques les plus saillantes de sa façon d’aborder le clavier et de son jeu notoirement très réfléchi. Son répertoire, des plus choisis, va de pair avec un long temps de maturation. Celui qui se dit volontiers «paresseux» a besoin d’un processus d’apprentissage qui peut s’étaler sur des années: «S’attaquer à une pièce est une entreprise énorme, peut-être à cause de cette paresse naturelle. Je dois toujours repartir de zéro, un peu comme si j’apprenais le piano depuis le début à chaque fois. C’est comme une toile complètement vierge, et cela prend du temps» (The Herald, 13 août 2014).
Particulièrement méticuleux dans l’agencement de programmes qui ne laissent rien au hasard, et même «fanatiquement préparés» selon le cinéaste Bruno Monsaingeon, qui lui a consacré deux films (dont Piotr Anderszewski, voyageur intranquille, un essai cinématographique oscillant entre documentaire et fiction qui le capte en «troubadour des temps modernes»), le musicien né en 1969 n’est pas de ceux qui apparaissent sans discontinuer à la une des magazines. À cette recherche de la lumière, il privilégie l’étude en profondeur des partitions.
Piotr Anderszewski est né à Varsovie d’un père polonais et d’une mère hongroise. Il étudie la musique dans sa ville natale, mais aussi à Lyon et Los Angeles. Entre 11 et 14 ans, il est l’élève à Strasbourg de la pianiste franco-suisse Hélène Boschi, une disciple d'Alfred Cortot et d’Yvonne Lefébure qui lui transmet son amour pour Mozart et Schumann. Il commence à faire parler de lui en 1990 quand il décide de se retirer des demi-finales du concours de Leeds, estimant son niveau insuffisant. Peu de temps après, il enregistre des disques chez Philips avec la violoniste Viktoria Mullova. La célébrité ne viendra que plus tard, notamment quand il remporte le prestigieux prix Gilmore et publie un album capté en public au Carnegie Hall, dont le programme, incluant des pages de Bartók et Janáček, sort déjà des sentiers battus. Les Variations Diabelli de Beethoven, probablement son œuvre fétiche, du moins celle qui a le plus fait pour sa réputation, le mettent définitivement sur le devant de la scène.
Le programme qu’il présente le 26 février 2024 comporte deux Partitas de Bach en introduction et en conclusion de son récital (commencer et terminer par celui qui demeure sans doute son musicien de prédilection donne selon lui un cadre au concert), les Mazurkas op. 59 de Chopin et une sélection de celles de son compatriote Szymanowski, un compositeur dont il a déjà joué et enregistré un certain nombre d’œuvres mais qu’il a mis, selon ses propres termes, du temps à apprivoiser: «J’ai appris à le connaître, à le comprendre avant de l’admirer.»
Partant des miniatures géniales de Chopin pour mieux s’en éloigner, celles de Szymanowski s’apparentent elles aussi à une exaltation de la danse, mais comme distanciée et passée au tamis de son propre langage. «La difficulté avec Szymanowski est de trouver le fil conducteur, cette ligne qui mène de la première à la dernière note. C’est très souterrain, pas visible au premier coup d’œil. C’est peut-être pour cette raison que sa musique n’est pas beaucoup jouée. Une fois qu’on l’a découverte, entendue et comprise, sa musique prend son envol, acquérant une limpidité et une fatalité presque mozartiennes.» Un éloge de la pureté qui ne surprend pas de la part de cet interprète exigeant, volontiers secret, de cet alchimiste du clavier concoctant en solitaire son élixir musical avant de le dévoiler au public.