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Bruno & Guillaume Monsaingeon : entretien croisé autour de Filmer la musique

Publié le 23 janvier 2024

— Bruno & Guillaume Monsaingeon : entretien croisé

Entretien croisé deuxième prise au fil de nos discussions qui ont duré une quinzaine d'années. On a beaucoup parlé de concert parce qu'il se trouve que tu vas beaucoup au concert. Mais j'ai eu l'impression que le rôle du concert dans ta relation avec les interprètes variait beaucoup et que parfois, il s'agit de concerts, de découvertes, parfois de concerts, de vérification en quelque sorte. Comment tu pratiques le concert? Et qu'est ce qu'il en est ? Quand j'étais enfant, j'y allais pour découvrir la musique. C'était le programme qui m'intéressait. Ce n'était pas vraiment d'interprète. Et puis, la bascule s'est faite peu à peu, au fur et à mesure où j'ai écouté de la musique qui m'était devenue familière. Forcément, j'avais ma propre interprétation. Donc ce que je cherchais c'était une interprétation originale Ton film avec Marie-Claire Alain. N'est pas un des plus célèbres mais il est magnifique. Et elle a cette phrase Je n'avais jamais réfléchi à ça. Elle dit qu'en fait, le développement de la musique classique occidentale, on le doit à Bach et donc on le doit à Luther. Donc, c'est l'opposition à l'image qui fait que la musique a pris une telle place dans les services. Et donc, comment vois-tu ce balancement entre la place de l'image qui semble un peu mise de côté dans l'histoire de la musique ? Et toi, tu réintègre l'image dans la musique ? Pourquoi, au fond ? Pourquoi ? De manière générale, je suis quelqu'un d'assez pragmatique et j'aurais besoin de donner des exemples de ça. Et c'est une question qui est tellement vaste. Mais ce dont je suis absolument persuadé, en tout cas pour moi, et je crois que ça a marché aussi, c'est que cette image, l'image de musiciens jouant peut avoir une telle force, un tel impact, beaucoup plus qu'au concert. On est dans un domaine de transposition qui fait rentrer dans la réalité profonde de la musique. Il est clair que ce n'est pas la captation du concert qui m'intéresse. Moi, ce qui m'amuse et ce que je trouve indispensable, c'est la mise en scène de la musique pour la caméra, tout simplement. Et c'est une autre approche de dire que la caméra n'est pas neutre. Je veux savoir très exactement ce que j'entends montrer et comment on le montre. Et donc ça demande du temps, des contorsions épouvantables, mais c'est le but poursuivi, je pense. Dans le livre, tu évoques la rencontre avec Valeriy Sokolov. Tu visites l'école de musique de Menuhin après la mort de Yehudi Menuhin. Donc, il y a de l'émotion et un peu par les hasards de l'organisation de la journée, tu te retrouves à écouter un jeune Ukrainien de seize ans qui joue une sonate pour violon seul d'Ysaÿe Et c'est évident, dès cet instant, tu sais que tu vas en faire un film. C'est quoi, c'est les archives du futur que tu veux faire ? La création des archives pour demain, ça me semble une nécessité, presque un devoir de... devoir comment est ce qu'on appelle ça de service public. Et alors ? Dans cet amoncellement incroyable d'archives pour demain. Moi, je voudrais faire une  présélection. C'est pas la peine de laisser comme ça des millions de choses à pendant trois ou quatre cent ans. Il vaut mieux avoir déjà sélectionné les choses qui pourront vivre et avoir un intérêt à ce moment là. J'ai découvert assez assez fréquemment dans les archives soviétiques, musicales, strictement musicales, je veux dire, parce que j'ai élargi le propos. La plupart du temps, c'était très mal filmé, mais parfois c'était très bien filmé. À cause de quoi ? Un seul plan bien cadré et qu'une personne ne coupe pas, qu'un plan séquence joliment cadré. C'est très réussi, en particulier avec David Oïstrakh. J'ai vu des choses où toute la puissance du violoniste apparaît à l'image. Ce qui veut dire que tu as quand même eu quelques fabuleux découvertes en ouvrant une bobine Concerto de Corelli et tu te retrouves avec le Double de Bach ou même le Triple de Beethoven. Et la machine, c'est un coup de pied que j'ai réussi à la lancer. Et ça, c'était le type de Beethoven que je cherchais depuis plusieurs années et j'entends le son et je me dis voilà, c'est Richter, Oïstrakh et Rostropovitch qui jouent et pas d'images. Et j'ai foutu des coups de pied dans la machine. Et tout d'un coup arrive l'image. C'était ça. Ce sont des moments extraordinaires, une vraie plénitude et à ce moment là, tu te dis voilà, ça sera, ça sera transmis, ça. J'aurais peut être servi de courroie de transmission. A un moment dans tes films, on sent qu'il y a un souci d'économie de la parole. Est ce que tu as rencontré des interprètes qui étaient désespérément muets ? Le problème avec Richter c'est que j'ai commencé à tourner le film sans caméra. Pour lui, il était impossible, Il n'était même pas question de définir ce qu'on allait faire. Il avait accepté la présence d'un micro, mais à condition de ne pas le voir. Alors j'ai acheté un bouquet, de roses blanches. Il adorait le parfum des fleurs et ça couvrait le micro. Il savait qu'on enregistrait. Et puis, lorsqu'on a introduit la caméra, beaucoup plus tard. Un an et demi plus tard, il ne voulait pas la voir non plus. Et il ne voulait pas voir non plus mon opérateur qui était dans la cuisine. On avait mis des câbles à travers le balcon, On se trouvait dans le sud de la France à Antibes. Et parfois, rien. Alors ça donne des choses absolument merveilleuses. Je demande quel était l'apport de son professeur Neuhaus, qui était un ultra célèbre pédagogue en Union soviétique. Et quand Richter est arrivé Il avait déjà 20 et quelques années au Conservatoire et je lui demande qu'est ce que c'est, ce que Neuhaus lui a apporté comme enseignement ? Et je cherchais pas un mot. Quand j'étais avec lui à Paris, avec simplement les micros et qu'il me raconte l'histoire, il me demande à brûle-pourpoint Pourquoi est ce que vous connaissiez Kontchalovski ? Kontchalovski c'est un célèbre metteur en scène russe de films Un personnage assez douteux Mais peu importe et je lui dis Non. Enfin je connais de nom. Et il me dit, c'est monstrueux. Il dit partout qu'il est un de mes amis et il a répandu le bruit. Il a même écrit que je n'arrivais pas à distinguer des touches blanches des touches noires parce que j'avais des doigts comme des saucisses. Il me raconte cela. Et après : "Ce sont des saucisses?" 

Dans une mise en abyme de leur ouvrage d’entretiens, Filmer la musique, Bruno et Guillaume Monsaingeon réitèrent l’exercice devant la caméra. Entre rencontres marquantes, anecdotes et défis de tournage, ils échangent sur le rôle de l’image et son lien avec la musique.

Violoniste et réalisateur, Bruno Monsaingeon a bâti une œuvre de 100 opus mêlant portraits d’interprètes et de chefs d’orchestre, récitals et concerts symphoniques, masterclasses… Un parcours émaillé de coups de foudre musicaux et amicaux, ponctué de deux rencontres virtuoses: Yehudi Menuhin et Glenn Gould. Sous le regard critique de Guillaume Monsaingeon, ces entretiens au long cours tiennent à distance biographie, monographie et catalogue raisonné. On y retrouve la verve d’un conteur, mais c’est aux films qu’il donne la parole en réalité. Porteurs d’un langage visuel autonome, ils offrent à l’auditeur ce à quoi il n’a pas toujours accès: le détail des notes et des gestes; des images qui recréent l’énergie musicale et l’émotion qu’elle suscite pour mieux nous en rapprocher. Écouter, peser, choisir, façonner: autant d’interprétations que Bruno Monsaingeon revisite dans ce dialogue et qui structurent son œuvre, source d’archives pour le futur.


Bruno Monsaingeon, Filmer la musique: entretiens, 2008-2023, avec Guillaume Monsaingeon, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. «Écrits de compositeurs», 2023.

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  • Entretien vidéo coordonné par Sabrina Valy & Tristan Duval-Cos
  • Réalisé par Laurent Sarazin — Imaginé productions
  • Avec l’aimable autorisation de Medici TV
  • Merci à Pierre-Martin Juban & Delphine Rucard
  • © Cité de la musique — Philharmonie de Paris