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Proust, le concert retrouvé

Publié le 16 mars 2021 — par Cécile Leblanc

— Jacques-Emile Blanche, Portrait de Marcel Proust, 1892, Musée d'Orsay Paris. - © DR

Proust était un habitué du Ritz. En 1907, il y avait organisé un dîner musical auquel devait participer Fauré, qui annula au dernier moment. Ce concert intime eut lieu en présence des quatorze convives auxquels se joignirent dix-neuf autres auditeurs ; son programme est soigneusement reconstitué par Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt.

— Teaser Salon Proust - Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt

 

« Du Fauré et du Fauré  »

« Je n’aime, je n’admire, je n’adore pas seulement votre musique, j’en ai été, j’en suis encore amoureux », écrit le jeune Marcel Proust à Gabriel Fauré en 1897. Et il ajoute : « Je connais votre œuvre à écrire un volume de 300 pages dessus ».

Certes, À la recherche du temps perdu n’est pas un livre sur Fauré mais le compositeur y a une place plus importante qu’on ne l’a dit. Il fut, avec Reynaldo Hahn, le mentor et le phare de la jeunesse de l’écrivain qui a puisé dans sa conversation avec le maître et l’écoute répétée de ses partitions ses connaissances musicales et sa réflexion artistique : « J'ai causé très longtemps hier soir avec Fauré », confie à Hahn dès 1895 un Proust de 24 ans.

Aussi, lorsque, le 1er juillet 1907, Proust décide d’offrir, dans un salon privé du Ritz, un dîner en l’honneur de Gaston Calmette, patron du Figaro qui a la gentillesse « de prendre [s]es longs articles peu aux goûts du public », c’est autour de Fauré qu’il construit son programme et c’est à Fauré qu’il demande de venir jouer. Le dîner, qui doit réunir des mondains mécènes et des artistes, sera suivi d’un concert auquel assisteront une vingtaine d’invités supplémentaires.

Directeur du Conservatoire, familier des concerts privés de l’aristocratie, compositeur de référence pour qui veut, comme Proust, observer le basculement dans la modernité de la musique française, Fauré est pour le futur auteur de la Recherche une table d’orientation à partir de laquelle il scrute l’histoire musicale en amont et en aval. Tous les cartons d’invitation qu’il envoie mentionnent ce seul nom. À l’un il écrit qu’il y aura « du Fauré et du Fauré », à un autre il promet « un certain nombre de suites de Fauré interprétées par le maître lui-même (Shylock, Dolly) ». Dès le départ, il semble entendu que la Sonate ne sera pas jouée par le compositeur car « Fauré est tellement épuisé par les Concours du Conservatoire qu’il ne veut pas jouer seul », écrit Proust le 28 juin. Le maître a donc suggéré les noms de sa compagne, Marguerite Hasselmans, grande spécialiste de sa musique et de son collègue, professeur de violon au Conservatoire, Maurice Hayot.

L’annulation de Fauré au dernier moment et son remplacement au pied levé par Édouard Risler, ami de jeunesse de Hahn, modifie le programme. La Sonate et la Berceuse (qu’il avait déjà entendues chez la princesse de Polignac) seront bien jouées par Hasselmans et Hayot, mais Proust n’obtient pas de Risler exactement ce qu’il désirait entendre : la liste qu’il envisageait répondait aux critères de ces concerts privés (chez Saint-Marceaux, Lemaire, Polignac, Greffulhe) dans lesquels, introduit le plus souvent par Reynaldo Hahn, il avait acquis sa culture musicale : elle allait du baroque (Couperin) au plus contemporain (Reynaldo Hahn) en passant par le répertoire romantique (Chopin, Schumann – dont il réclamait le Carnaval de Vienne op. 26 –, Liszt) et le désormais incontournable Wagner, tout en plaçant Fauré au centre de ce panorama. Il devra in fine accepter ce que Risler a dans les doigts et renoncer à Hahn et à Liszt.

Mais Proust n’a pas seulement envisagé un concert mondain. Comme il le fera quelques années plus tard avec le théâtrophone, auquel il s’abonne en 1911, et les rouleaux qu’il loue pour son pianola à partir de 1913, il cherche sans cesse à réentendre les musiques qui l’intéressent et sur lesquelles il bâtira sa pensée esthétique. À partir de 1909, quand il commence à écrire son grand roman, il doit opérer des choix dans les partitions qui accompagneront les personnages et seront les plus révélatrices des tendances de la musique française contemporaine. Après bien des hésitations, c’est dans la figure de Vinteuil, imaginée in extremis en avril 1913 sur les épreuves de Du côté de chez Swann, que Proust synthétise le musicien français du premier quart du vingtième siècle. Or si la plupart des œuvres dont la présence est attestée dans les cahiers de brouillon de l’écrivain ont disparu, fondues dans la Sonate et le Septuor de Vinteuil, il reste une partition interprétée et commentée, dans Sodome et Gomorrhe, et c’est précisément la Sonate pour piano et violon en la majeur op. 13 de Fauré :

À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de Fauré.

Proust, en musicographe averti, y révèle en quelques lignes le rôle essentiel tenu par la Première Sonate de Fauré dans le renouveau de la musique de chambre française. Créée avec grand succès salle Pleyel le 27 janvier 1877 par le compositeur et Marie Tayau, cette partition audacieuse trace le chemin d’éminents chambristes comme Lekeu, d’Indy et surtout Saint-Saëns et Franck dont les sonates, toutes deux de 1885, ont fortement impressionné l’écrivain. L’allegro final, en la majeur, comporte en effet un thème joué au violon, repris au piano, très inspiré par Schumann. En outre, cette première tentative vient bien après les deux sonates du compositeur allemand auquel Fauré avait été initié par Saint-Saëns. Ce dernier qualifie d’ailleurs Fauré de « nouveau champion » de la musique française dès avril 1877. Ainsi Proust, qui a mis bien des traits de Saint-Saëns dans le personnage de Charlus, synthétise-t-il en quelques lignes un hommage à la dimension pionnière de la Sonate de Fauré, un rappel de sa filiation esthétique qu’il faut chercher dans Schumann et une recommandation d’interprétation. Le « style le plus pur », dénué d’acrobaties et d’afféterie, est en effet celui qu’il appréciait chez Saint-Saëns, modèle pour lui des interprètes.

Des autres œuvres proposées vraisemblablement par Risler et agréées par Proust, plusieurs lui permettront de brosser le portrait musical de la Belle Époque. Ainsi, la présence systématique des œuvres de Chopin dans les salons est attestée par le prélude joué dans le salon Saint-Euverte dans Du côté de chez Swann. Dans la genèse de la Recherche, c’est même Chopin qui occasionnait les célèbres migraines auditives de Mme Verdurin avant qu’il ne se ravise en faveur de Wagner, davantage prisé par des mondains qui, vers 1911, abandonnent le compositeur polonais, réputé démodé. Le héros entrera alors en scène pour rappeler que l’œuvre de Chopin a permis l’éclosion de celles de Fauré et de Debussy. Proust, passionné d’histoire musicale, s’intéresse avant tout aux filiations et surtout à l’effectivité diachronique des œuvres. C’est ce qu’il met principalement en scène dans l’analyse par le narrateur de la Sonate de Vinteuil : ce dernier y décèle la ressemblance frappante avec le Tristan de Wagner, « aïeul » de Vinteuil, tandis qu’on avait appris auparavant la grande impression faite par la sonate auprès des musiciens « aux tendances très avancées ».

Enfin notons que c’est à l’écoute de la transcription de la scène finale de Tristan que l’on doit l’un des passages les plus émouvants la Recherche, celui de la mort de la grand-mère : pour décrire l’agonie de la vieille dame, Proust, dans un cahier de brouillon, se repère sur « l’incessant besoin de respirer de la mort d’Yseult ». Si la référence a disparu, son rôle déterminant dans l’écriture n’en demeure pas moins.

Enfouies dans les profondeurs des avant-textes, inspiratrices majeures de l’écrivain, ou jalons encore signalés au fil de la lecture, les musiques du concert organisé par Proust en 1907 constituent en grande partie le « flot sonore » qui fera naître À la recherche du temps perdu.

Extrait du texte du présentation du CD Proust, le concert retrouvé.  HMM 902508 - Collection Stradivari.

Reproduit avec l'aimable autorisation d'Harmonia Mundi.

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