Si le titre qu’a choisi Rone pour son ambitieux projet renvoie à la performance acrobatique et la volonté de «ne pas se prendre trop au sérieux», L(oo)ping est aussi un enchevêtrement de boucles et de cycles, comme une collection de promesses tenues. C’est d’abord l’histoire d’une offre esquivée, voilà sept ans, quand la Philharmonie de Paris propose au musicien français de se produire avec un orchestre. Rone freine devant l’obstacle: ce n’est pas l’envie qui lui manque de frotter ses mélodies et constructions électroniques à la densité des vents, cordes et percussions, mais plutôt la confiance. L’autodidacte et bricoleur attend le bon moment, les bonnes rencontres. Son concert a bien lieu, en janvier 2017, dans la Grande salle Pierre Boulez, mais les seules cordes sont celles du fantastique trio Vacarme, présent aux côtés d’autres invités (François Marry, Alain Damasio et John Stanier) pour un moment fort de la saison.
L’idée de travailler avec un orchestre continue de faire son chemin et prend forme une première fois en 2019, sous l’impulsion d’une rencontre avec le compositeur et arrangeur Romain Allender. Ensemble, les deux musiciens transforment une mélodie de quelques secondes, initialement destinée à une publicité, en une ample pièce en trois mouvements, où les machines semblent se glisser entre les parties jouées par l’orchestre Les Siècles (sous la direction de François-Xavier Roth) pour parfois prendre le dessus et à d’autres moments s’incliner. Cette collaboration et cette pièce, Motion, forment le passeport qu’attendait Rone pour s’aventurer en terres orchestrales. Le projet L(oo)ping est son véhicule et Romain Allender, son copilote. Créé en juin 2021 à Lyon, au sortir d’une éprouvante série de confinements, il embarque les quelque 80 musiciens de l’Orchestre national de Lyon, dirigés par Dirk Brossé, mais aussi la pianiste Vanessa Wagner et le producteur Cubenx. Les deux soirées sont un triomphe, renouvelé au même endroit à la fin de l’automne 2022, pour une version remaniée du projet. Les 19 et 20 juin prochains, Rone boucle la boucle en revenant là où l’étincelle a brillé pour la première fois.
Ce n’est pas la seule boucle que dessine L(oo)ping, qui tourne autour d’un répertoire ayant épousé, en quinze ans, des formes très différentes, au fil de projets et collaborations variés. Ce que dessine le trajet de Rone depuis la parution de Bora, son premier EP sous le label InFiné en 2008, c’est une ouverture au monde et aux autres particulièrement émouvante. Aujourd’hui, le musicien multiplie sans effort les allers-retours entre la solitude du home studio et les projets profondément collectifs. Jusqu’à associer les deux au sein d’un sixième album, Rone & Friends (2021), conçu comme un geste collaboratif (puisqu’il convie une pléiade d’interprètes, comme Dominique A, Yael Naim ou Jehnny Beth), mais pourtant travaillé seul dans sa maison bretonne, confinement oblige (les échanges d’idées, de mélodies et de voix se sont faits par e-mails). Le projet L(oo)ping rend justice à ce parcours jalonné de rencontres, où la musique se plie à des visions et des espaces très différents. On y retrouve une nouvelle version de «Bora Vocal», l’un des tout premiers enregistrements de Rone, habité par la voix de l’écrivain Alain Damasio, harangue à lui-même enregistrée comme un journal intime pendant l’écriture de son deuxième roman, La Horde du Contrevent (2004).
On y croise une autre horde, celle à la tête du Ballet national de Marseille, LA(HORDE), pour qui le musicien a composé Room With a View, qui a rencontré un succès phénoménal de part et d’autre de la pandémie, notamment au Théâtre du Châtelet à Paris. Le titre éponyme est porté par la puissance romantique de l’orchestre tandis que le morceau «Babel» joue sur les motifs répétitifs des soufflants dans une tension qui évoque d’abord le minimalisme rigoureux d’un Steve Reich avant de se déployer en un crescendo à forte teneur émotionnelle. Quant au titre du projet, il emprunte sa graphie au magnifique «(OO)», morceau d’ouverture de Creatures, troisième album paru en 2015, proposé ici dans une version dantesque qui instaure progressivement le dialogue entre l’électronique et l’orchestre. Parmi les titres soigneusement sélectionnés dans un corpus très riche (six albums, plusieurs bandes originales de films et une dizaine d’EP), les deux extraits de la musique écrite pour Les Olympiades, le film de Jacques Audiard, jouent sur une articulation subtile entre cordes et rythmiques électroniques. Le cinéma, la littérature, la danse, autant d’imaginaires habitant une musique en perpétuelle réinvention, qui boucle sans tourner en rond, se retourne sur son passé et revient à elle-même changée, solidement ancrée dans le présent.