Samstag (Samedi) fait partie de l’immense cycle intitulé Licht (Lumière) dans lequel Stockhausen compose une forme de genèse du monde. Le chef d’orchestre Maxime Pascal décode cet opéra mystique et monumental.
Ce que Stockhausen cherche à faire, dans son cycle d'opéras, c'est de convoquer l’imaginaire de plein de cultures différentes, de plein de religions et d'arts différents. Il s'est beaucoup nourri du théâtre nô, du théâtre kabuki durant ses voyages au Japon, de la musique indienne, du kathakali en Inde, des musiques africaines... Et ça se ressent dans son théâtre, puisqu’il y a tout un instrumentarium issu à la fois de l'orchestre symphonique classique européen, et de plein de régions du monde, souvent des instruments utilisés pour les cérémonies, qui ont un rôle un peu religieux. Mais aussi, on voit dans le théâtre, l’apparition, à l'opéra, de la danse. Bon, ça, ce n'est pas si nouveau. Sauf que les personnages sont incarnés indifféremment par les danseurs, les chanteurs ou les instruments. Tout est mêlé sur scène, costumé, et joue la comédie, c'est assez nouveau. On a la présence, par exemple, des claquettes, issues du music-hall, ou des pas de flamenco, issus de ce type de danse. On va avoir tout un instrumentarium un peu étrange, issu des cérémonies magiques africaines, plein de choses comme ça... Il convoque toute une galerie d’archétypes issus de croyances de plein de régions du monde, et c'est ce qui fait l'art total chez lui. Ce qui fait l'œuvre totale, c'est le fait de rassembler autant de choses différentes à l'intérieur de son langage à lui.
Dans Licht, il y a trois personnages principaux. Il y a Ève, Michaël et Lucifer. Ce sont des archétypes un peu bibliques, qu’il a mixés avec d'autres archétypes, issus de croyances différentes, et Lucifer, c'est l'ange déchu, le porteur de Lumière, qui va organiser la guerre entre le groupe des anges déchus et les anges qui suivent les directives de Michaël. C'est celui qui a fomenté la guerre intergalactique, puisque tous les opéras de Stockhausen se passent dans un univers cosmique. On a cette espère de guerre entre les anges, Lucifer est le chef de la rébellion et c'est le personnage principal de Samstag aus Licht. Les trois premières parties se déroulent dans la Cité de la musique, et la fin, les adieux de Lucifer, se fait dans une église. On a une cérémonie d’adieu pour faire nos adieux à Lucifer, le personnage principal de l'opéra. Tout le public sort de la Cité de la musique et est conduit jusqu'à une église, tout près d’ici, dans laquelle on réalise le dernier acte de l'opéra.
La lumière est ce qui nous permet de voir. C’est à la fois la première étincelle de vie et ce qui contient l’univers tout entier. La lumière embrasse le phénomène visuel et sonore, ainsi que toutes les couleurs dans un même rayon.
Stockhausen est de ces compositeurs qui ont créé de leur vivant une forme complète, contenant un ensemble de paramètres artistiques qui forment un vaisseau transmettant une substance. Il y a, dans le cycle Licht, une intensité du fond et, en même temps, un culte de la perfection formelle qui est fascinante.
Parmi ces paramètres, il en est un qui m’émeut particulièrement : l’invisibilité sonore. La notion d’invisibilité est spirituelle voire mystique dans l'art, elle a été développée par des compositeurs comme Olivier Messiaen et Jonathan Harvey. Plus je travaille sur Licht, plus je suis sensible à ce sujet.
Comme Stockhausen, Harvey était fasciné par l’apparition et le développement de la musique électronique, en ce que ça lui évoquait la musique d’église, celle qu’on entend mais qu’on ne voit pas : l’orgue, les chœurs, et surtout les cloches. La notion d’invisibilité en musique est devenue centrale comme composante spirituelle de la musique électronique.
Chez Messiaen, il y a de l’invisible aussi : ce sont les chœurs d’oiseaux. Si on va dans la forêt, tôt le matin, on entend des oiseaux tout autour de soi, mais on ne peut les voir. C’est fondamental : pour pouvoir entendre, il faut écouter. Les oiseaux sont invisibles et pour les voir, il faut les observer : quand on parle d’ornithologie, on parle d’observation. Tout cela participe des mêmes principes, de ce que Stockhausen appelait « écouter en découvreur ».
Dans Donnerstag aus Licht, Stockhausen crée avec les chœurs invisibles cette bande qui passe en fond sonore durant l’opéra tout entier, une présence sonore invisible – il parle d’« horizon ». Il imagine ainsi une transcription de la notion d’invisible au monde sonore. L'Invisible n’a pas d’équivalent en ce qui concerne l’audition : on dit « inaudible » ou « imperceptible », des termes qui sont loin d’avoir le même sens. Stockhausen crée une notion nouvelle : l’invisibilité sonore.
Celle-ci existe dans Samstag aus Licht avec les moines et les trombones de Luzifers-Abschied, qu’on ne voit jamais vraiment puisqu’ils sont tout autour du public, et souvent en mouvement. Mais surtout, il y a le principe de la superformule, qui nourrit toute la musique de Licht mais reste dissimulée tant elle est divisée, développée, distendue et distribuée tout au long des sept opéras.
Lorsque Stockhausen émet l'idée de donner à voir la musique, cela signifie qu’il veut rendre visible l’invisible. Là est le sens de Licht, une œuvre dont l’ambition dépasse tout ce que j’ai pu connaître en art.