Il est ici question d’un charme puissant et voluptueux, qui aliène les sens et possède l’esprit, dont la recette tient de la formule : incorporer l’un après l’autre selon l’ordre indiqué, en les faisant tourner chacun en boucle à volonté, les cinquante-trois motifs musicaux proposés par le compositeur, sans trop s’écarter de la pulsation commune à tous les interprètes ni de la tonalité de do majeur ; faire épaissir en volume et en densité jusqu’à obtenir un mélange homogène.
Si le procédé compositionnel d’In C est minimaliste – et donne son nom, à la suite de sa création le 4 novembre 1964 à San Francisco, à un courant musical dont le regain est encore vivace aujourd’hui –, les effets sont surdimensionnés. Avant tout parce que Terry Riley y tord l’un des critères fondamentaux de la musique, son déroulement linéaire chahuté par des événements dynamiques d’ordres divers, pour adopter le principe circulaire et hypnotique d’un temps éternellement recommencé.
Par nature renaissante à chaque interprétation – également parce que le choix et le nombre des instruments sont laissés ad libitum –, l’œuvre connaît, avec la proposition imaginée par Erwan Keravec, une réincarnation spectaculaire, tant visuelle que sonore. Il faut dire que le sonneur de cornemuse écossaise, familier des sols fertiles de l’improvisation et de la création comme du répertoire savant des XXe et XXIe siècles, ne se lasse pas d’interpeller son instrument en marge de ses origines culturelles bretonnes et de questionner sa relation au son.
«Mon approche de la musique minimaliste, précise le sonneur, s’est amorcée avec Two Pages de Philip Glass, que je joue en solo depuis 2019 et que j’ai enregistré aux côtés de créations de Heiner Goebbels et d’Éliane Radigue. Parallèlement, je cherchais à étendre le travail sur l’instrument mené avec mon quatuor de sonneurs depuis 2015 à une forme plus vaste, proche du bagad : je souhaitais explorer les possibilités d’un ensemble de solistes autogéré, mais aussi affranchir le public du sens unique imposé au regard lors d’un concert.» À cela s’ajoutait, pour celui qui a grandi dans la tradition orale bretonne et la pratique collégiale, l’envie d’interroger le rôle et l’évolution de l’individu dans une appropriation collective.
De là, et inspirés par la temporalité circulaire proposée par Terry Riley, ont émergé un dispositif parfaitement autonome et un spectacle adapté à la salle de concert comme au plein air : équitablement répartis sur vingt estrades en un cercle de vingt mètres de diamètre fragmenté de vingt bâtons de lumière, vingt sonneurs ceinturent sans le clore un espace central accueillant la circulation du son comme celle des auditeurs, invitent à une écoute multidirectionnelle et brisent indubitablement le quatrième mur. Ici ne règne ni l’anarchie ni l’improvisation : chacun est son propre chef tout en étant un peu aussi celui de l’autre.
«L’exclusivité du timbre permet que le cercle ait une homogénéité sonore», souligne Erwan Keravec. D’où le choix d’instruments éoliens aux timbres fusionnels, à poche (cornemuses et binious) ou à anche double (bombardes et trélombardes), répartis en deux pupitres égaux. Chacun s’expose généreusement dans toute sa flamboyance sonore entre le do fondamental et sa dominante sol. Cette gamme, étalon pour certains instruments, n’est pourtant pas naturelle à leur accord. Qu’à cela ne tienne : le pied mélodique des cornemuses est modifié, l’achat de bombardes programmé et commande est passée à un luthier pour la fabrication d’une bombarde baryton, nécessaire à l’envergure du spectre sonore. L’instrument a d’ailleurs déjà été adopté par d’autres musiciens… «Si les instruments ne se fondaient pas de la même façon dans le cercle, poursuit le sonneur, on ne distinguerait que des solistes. Ici, le public peut percevoir des bribes d’interventions individuelles tout en absorbant l’impact du collectif.»
Cette élasticité d’écoute est la grande richesse de cet In C du ponant et doit beaucoup à la qualité immersive de sa mise en espace. L’auditeur, laissé libre dans son approche du son – dans ou hors du cercle, allongé ou debout, statique ou ambulant –, vacille entre la reconnaissance furtive d’un motif et la perte de repères dans une source sonore diffractée. Au cœur de ce cercle dont, comme par magie, on ne voit aucune couture, Erwan Keravec réussit à susciter « non pas une lecture globale qui amènerait un ressenti commun, mais une relation personnelle avec l’œuvre ou avec un seul timbre, un seul musicien ». Certains unissons transcendent le collectif, mais « chacun vit une expérience solitaire au sein même de la communauté».
Ainsi invité à pénétrer le clan des sonneurs, l’auditeur en devient secrètement un peu acteur. L’oreille s’affûte, les corps se frôlent, se fondent comme un élément de décor aux yeux des autres. L’ouïe mais aussi le toucher et la vue sont tenus en éveil tout au long de cette expérience multi-sensorielle aux interactions réciproques. «Je n’avais pas imaginé, confie Erwan Keravec, que les auditeurs se sentiraient aussi à l’aise. Dès le premier concert, nous avons été surpris. Cette circulation à l’intérieur du cercle a créé une qualité de relation exceptionnelle.» Concert après concert, le sortilège opère toujours.