On entend évidemment l'érotisme… je ne sais pas, ça aurait pu s'appeler "la vie", aussi. C'est quelque chose de lumineux, de toutes les nuances… Pas que de gris. De bleu, de jaune, de rose, d'arc-en-ciel.
J'ai eu une proposition de la Philharmonie pour venir faire de la musique sur ce vaste sujet de l'érotisme. J'ai fouillé beaucoup la littérature, des bandes originales de films. Très rapidement, j'ai écouté beaucoup de BO de films érotiques dont l'âge d'or est un peu les années 1970. Il y a beaucoup de BO sublimes. Par contre, j'ai été assez peu séduit par les films eux-mêmes. Je les trouvais assez datés et assez peu inspirants, finalement. À l'époque, il y avait beaucoup d'argent dans le cinéma, y compris pour le cinéma érotique et du coup, il y avait beaucoup de sous pour payer les compositeurs et compositrices – enfin, surtout des compositeurs, malheureusement, peu de femmes. Et c'était assez incroyable de voir, je trouve, la différence entre la beauté de ces musiques-là et un peu la pauvreté des scénarios.
Mais en cherchant, je suis tombé sur Belladonna of Sadness. C'est un film japonais, effectivement, qui se passe dans un contexte plutôt européen. Les deux acteurs principaux s'appellent Jeanne et Jean.
Cette jeune femme qui est folle amoureuse de son chéri se fait enlever, et capturer, et violer, et torturer… et devient une chose. Elle réussit à s'enfuir, pactise avec le diable et revient toute brûlée.
Et j'ai été subjugué par l'image, déjà. J'ai eu envie, quelque part, d'écrire la BO de la suite de ce film-là. On ne va pas faire de ciné-concert, on ne verra pas d'image de ce film et je vous invite à le découvrir.
La force de ce personnage, féminin en l'occurrence, qui vient se venger de l'ignominie humaine et de l'ignominie masculine et de tout ce qui s'en suit… Ce rapport de pouvoir, de possession, d'insensibilité à l'autre. Ça sert la cause de cette femme – évidemment, c'est la vengeance de cette femme – mais avec elle, c'est la vengeance de toutes les femmes et avec toutes les femmes, c'est la vengeance de tous les opprimés, et avec tous les opprimés… Voilà, on peut extrapoler et c'est en cela que ça devient inspirant, je pense, pour tout le monde. C'est la quête de la lumière et, comme disait une grande poétesse, craquer une allumette dans l'obscurité, c'est ce qui permet de vaincre les ténèbres.
J'ai ressenti, à l'écoute de la BO, beaucoup de choses qui me parlaient. Évidemment, ça a trait à toute cette époque ultra psychédélique – qu'elle touche au jazz, au rock ou à la musique contemporaine ou aux prémisses de l'électronique… Il y a tout ça là-dedans. C'est ultra psyché, ultra free. Ça m'a évoqué Sun Ra, beaucoup, mais aussi des groupes comme Can ou Deep Purple ou… Enfin, voilà, je pourrais vous en citer énormément. Ou plus récemment, des groupes comme les Flaming Lips qui sont eux aussi très inspirés par tout ça.
Avec Supersonic, mon groupe, j'avais déjà revisité une partie de cette époque, en tout cas des seventies, avec la musique de Sun Ra – qui a commencé bien plus tôt mais qui a été un acteur majeur de cette époque-là.
J'ai rencontré ces musiciens extraordinaires : Axel Godron, Arthur Delaleu, Emma Hocquellet et François Rosenfeld qui sont de jeunes musiciens et musiciennes passionnantes et passionnants et qui partagent avec moi le goût du voyage et qui jouent autant du jazz que des chansons, que des créations contemporaines.
Ensuite, on m'a proposé cette carte blanche. J'ai découvert Belladonna et le son de cette BO m'a tout de suite évoqué le son de ces musiciennes et musiciens dont je viens de vous parler, avec lesquels on avait fait quelques sessions. Et ça a été très évident. Vraiment, j'ai tout de suite imaginé ces gens-là jouer cette musique.
On s'inspire de cette BO, c'est-à-dire qu'on va reprendre quelques grandes thématiques musicales de la BO, mais aussi des choses plus personnelles que j'ai écrites, humblement pour vous servir.
Cette BO est principalement instrumentale. Je retrouve avec bonheur mes instruments, mes deux saxophones – le soprano et l'alto. Je peux vous dire d'ores et déjà que nous chanterons toutes et tous sur scène, tous les cinq, régulièrement, pour vous, avec joie et dévotion.
Lorsque Thomas de Pourquery s’est vu confier une carte blanche dans le cadre du week-end « Érotismes » de la Philharmonie de Paris, il lui est apparu évident que le répertoire des années 1970 représentait un corpus de choix. Et pour cause, les seventies, dans le grand bain du psychédélisme et d’une libération sexuelle entamée quelques années plus tôt des deux côtés de l’Atlantique, incarnent et incarneront à jamais une période musicale bénie. À travers les continents et bien au-delà du seul monde occidental, jazz, folk, rock, soul, funk, musiques traditionnelles et d’autres courants ont fusionné au sens littéral et absolu du terme pour former une matière dont les musiciens et, en ce qui nous concerne, les compositeurs de musiques de film – armés d’une érudition harmonique héritée de la tradition européenne – se sont emparés avec naturel et brio. Ont été gravés, dès lors, des kilomètres de bandes originales d’une folle inventivité pour des longs métrages de tous calibres, du chef-d’œuvre au film de série B. Loin du Nouvel Hollywood, on pourrait affirmer, à quelques exceptions près – et ce sans même invoquer les problèmes moraux que soulève le sexe filmé par le seul prisme de la domination masculine –, qu’une grande partie des films érotiques se classent au rang des nanars. Navets pourtant cuisinés aux petits oignons en ce qui concerne la partition.
Objet filmique hors norme
Un constat partagé par Thomas de Pourquery, qui tenait à mettre en lumière un objet filmique hors norme. « En fouillant dans la cinémathèque érotique des années 70, j’ai découvert beaucoup de très belles B.O., mais cinématographiquement, ça n’allait pas du tout. C’était systématiquement un registre machiste et patriarcal insupportable. Et puis je suis tombé sur ce film sublime, Belladonna of Sadness, précurseur des films d’animation, dont l’histoire est à la fois mythologique et psychédélique, tout comme l’est sa musique. » Réalisé en 1973 par Eiichi Yamamoto et adapté d’un essai de Jules Michelet (La Sorcière), La Belladone de la tristesse, dans son titre français, est un conte aux aspirations révolutionnaires, aux confins de la tragédie, de la poésie surréaliste et d’un psychédélisme phallique, nimbé d’un érotisme fulgurant. Une folie graphique aux multiples digressions, quelque part entre le manga, la peinture flamande de Brueghel et le dessin d’un Manara sous LSD. Côté musique, après un générique d’intro où le nom de Belladona est susurré sensuellement sur fond de rock ternaire et orchestral, évoquant l’écriture d’Armando Trovajoli – qui signait la même année la musique du coquin Sessomatto pour Dino Risi –, les références nous sautent aux oreilles tout au long du film : un Fairport Convention made in Japan, le Miles Davis électrique à l’orée du free, Emerson, Lake and Palmer, et tellement plus encore. Une foule d’influences très fréquentables dont Thomas de Pourquery s’est emparé avec délectation.
Instrumentistes tout-terrain
Réarrangée et réorchestrée pour quintet rock, la B.O. de Belladonna of Sadness lui a également inspiré de nouvelles compositions avec la volonté d’imaginer en musique la suite du scénario : un « after Belladonna », comme pour conjurer la tragique fin du film. Répertoire pensé spécifiquement pour Heat, son nouveau groupe, qui réunit de jeunes musicien·nes de la très prolifique scène ligérienne, habitués à évoluer dans des contextes aussi vastes que l’improvisation libre, la musique de danse et le (néo) rock psyché. Une équipe d’instrumentistes tout-terrain, en somme.
Qualificatif plus que jamais adapté à notre protagoniste qui s’est épris du saxophone alto à l’adolescence avec un professeur d’exception, Stefano Di Battista (vision parkérienne de l’instrument), avant d’entamer le chemin de l’excellence : Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Orchestre National de Jazz sous la direction de Laurent Cugny, 1er prix de soliste au Concours national de jazz de la Défense… Un parcours brillant et très éclectique, dont l’un des principaux chapitres reste la création du Supersonic, orchestre pensé pour explorer le jazz cosmique de Sun Ra, avec lequel il a publié trois albums entre 2014 et 2021. Un succès critique et public mérité, qui l’installe au sommet du jazz français : une case trop étroite pour ses larges épaules et sa volonté permanente d’embrasser bien d’autres musiques. Crooner crossover éminemment sensuel, vocaliste électro-pop au sein du duo VKNG au mitan des années 2010 puis sous son nom propre en 2024 avec Let the Monster Fall, Thomas de Pourquery entame ce soir un voyage musical qui s’annonce tout naturellement jouissif.