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Barbara Hannigan : « Il faut une certaine expérience de la vie pour se plonger dans Kurt Weill »

Publié le 08 février 2021 — par Barbara Hannigan

— Barbara Hannigan - © Elmer de Haas

À l’occasion de la parution des écrits de Kurt Weill, la soprano canadienne décrypte l'esthétique du compositeur, aux confins du savant et du populaire. 

 

Teresa Stratas et Betty Carter

Mon premier contact marquant avec la musique de Kurt Weill a été le film September Songs - The Music of Kurt Weill produit par la société canadienne Rhombus Media et réalisé par Larry Weinstein. Ce film réunissait des artistes tels que Lou Reed, Betty Carter, Elvis Costello et la chanteuse d’opéra canadienne Teresa Stratas. Par la suite, j’ai découvert l’album The Unknown Kurt Weill, enregistré par Teresa Stratas en 1981. Ce fut comme une illumination : l’une des plus grandes sopranos au monde, interprète phare des rôles de Lulu, Madame Butterfly et la Traviata, mettait toute son énergie au service de Kurt Weill «l’inconnu ». Je n’avais jamais entendu une chanteuse d’opéra utiliser sa voix de cette façon. À cette époque je n’écoutais pas beaucoup Lotte Lenya, je préférais la beauté de la voix de Stratas et son art de l’interprétation. Elle était d’ailleurs une des chanteuses préférées de Lenya.

Étant originaire de Nouvelle-Écosse, je dois reconnaître que je n’ai pas d’emblée ressenti une affinité avec la plupart des chansons de Weill, d’Eisler ou de Brecht. Avec le recul, je pense que c’était sans doute une question d’âge. Il faut une certaine expérience de la vie pour se plonger dans Kurt Weill. C’est pour cela que le film September Songs a été un succès, surtout avec Betty Carter chantant « Lonely House ».

Mahagonny au Festival de Salzbourg

Le metteur en scène Peter Zadek m’avait entendue interpréter Morton Feldman au Festival d’Automne à Paris en 1996. C’est suite à ce festival qu’il m’a demandé d’incarner l’une des Six Filles (gravitant autour de Jenny) dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny pour la production à venir du Festival de Salzbourg. Je ne pense pas que ce soit mon chant qui lui ait donné l’envie de m’auditionner, mais plutôt mon costume d’ange ! Il savait parfaitement ce qu’il souhaitait pour le casting des Six Filles et il m’aurait bien vue dans le rôle de « l’ingénue ». Les autres filles présentes à l’audition venaient d’horizons divers – actrices, chanteuses de comédie musicale, un transsexuel… J’aimerais pouvoir dire que j’ai été engagée pour ma voix, mais je suis à peu près certaine que cela n’a pas été le cas. J’habitais alors aux Pays-Bas et je me suis rendue à Paris pour chanter devant Dennis Russell Davies qui allait diriger la production, comme une simple formalité. Et me voici chantant du Kurt Weill pour la première fois. Je n’étais pas experte en la matière, j’ai pourtant intégré la production cet été-là à Salzbourg. J’avais un rôle d’ensemble, et donc sans aucun solo, mais c’était mon entrée dans le « grand » monde du Festival de Salzbourg.

Volontairement ou non, Zadek avait transposé la dystopie de Mahagonny dans un contexte de répétition tout aussi dystopique. Nous répétions dans un hangar pour avions glacial, loin de la ville et grouillant de mouches. Nous étions convoqués chaque jour, toute la journée, même si nous passions parfois des journées entières assis en silence, sans pouvoir ni répéter ni sortir. Les « filles » n’étaient pas seulement engagées pour chanter et jouer leur partie, mais aussi pour déplacer de grands éléments de décor. Ce n’étaient pas les débuts glorieux à Salzbourg tels que je les avais imaginés ! Comme si l’univers affreux de Mahagonny avait été recréé dans ce hangar. Je n’oublierai jamais l’impression que cette production a laissée en moi, que ce soit en bien ou en mal.

Weill et la musique du XXe siècle

À une époque où le genre cabaret fascinait beaucoup de compositeurs, Weill a été réellement capable de comprendre et d’incorporer pleinement ce genre, y compris au sens politique. En allant plus loin dans les affirmations politiques par des moyens qui dépassent le genre cabaret, il a ouvert la voie à des compositeurs comme Luigi Nono dans leurs prises de position artistiques. Ses opéras allemands créés dans les années 1920 (Le Protagoniste et L’Opéra de quat’sous) ont fait de lui un contemporain captivant de Křenek et de Hindemith, mais leur succès a été, pour un temps, surpassé par celui de ses hits de Broadway dans les années 1940 comme Lady in the Dark et One Touch of Venus. Mon optique est d’embrasser l’ensemble de sa musique, sans préjugés, sans le faire rentrer dans une catégorie – sérieux ou populaire –, en lui accordant la liberté créative qu’il cherchait et qu’il a souvent réussi à trouver.

« Youkali »

Enregistrement du 25 septembre 2017 dans le cadre de l'émission "Barbara Hannigan and Friends" sur France Musique, à retrouver en intégralité sur : https://www.francemusique.fr/emissions/soiree-exceptionnelle-france-musique/emission-speciale-barbara-hannigan-friends-37477 

 

Avec « Lost in the Stars », « Youkali » demeure ma chanson préférée de Kurt Weill. Son message est en perpétuelle évolution. C’est à la fois mélancolique et plein d’espoir, sombre et lumineux, on y rêve d’un endroit qui n’existe pas, où nos désirs et nos plaisirs terrestres pourraient d’une certaine façon trouver leur « patrie ». Ce n’est pas facile à chanter. Il faut le chanter avec le cœur, pour que cela jaillisse…

Nouveauté des éditions : 

Kurt Weill, De Berlin à Broadway. Écrits, 1924-1950, édition établie par Pascal Huynh, textes traduits du danois, de l’allemand et de l’anglais par Philippe Bouquet, Pascal Huynh, Diane Meur et Philippe Mortimer, avec la collaboration de René Lambert, Éditions de la Philharmonie, coll. « Écrits de compositeurs », 2021.

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