Les musiciens gauchers, ça existe. S’il en est bien un qui fait mentir la vilaine expression « avoir deux mains gauches », c’est Jimi Hendrix. À part bien sûr si l’on entend par là jouer simultanément la partie rythmique et la partie solo (avec un flegme ahurissant et devant un mur d’amplis poussés à bloc). Hendrix jouait gaucher sur une guitare de droitier dont les cordes étaient inversées, de manière à ce que les basses soient bien du côté du pouce. Entre autres conséquences, le levier de vibrato et les boutons de réglage s’en trouvaient positionnés au-dessus des cordes. Cette particularité n’est évidemment pas ce qui fait de lui un musicien hors du commun, mais elle en fait tout de même un musicien à part : Hendrix n’est pas seulement un guitariste légendaire, c’est aussi un gaucher légendaire.

Jimi Hendrix - Like a Rolling Stone (Live à Monterey)

À bien y regarder, les gauchers sont même légion dans la musique. La moitié des Beatles – Paul McCartney et Ringo Starr – l’étaient (ce qui constitue un véritable défi statistique). Les batteurs (Phil Collins) sont discrets, les pianistes (Bill Evans, Glenn Gould, Hélène Grimaud) encore plus, les chefs d’orchestre (Raphaël Pichon) un peu moins… Alors pourquoi chez les instrumentistes classiques, aux postes où l’on devrait ne voir qu’eux (cordes ou flûtes traversières), les gauchers sont-ils invisibles ? Parce que dans l’immense majorité des cas, ils jouent comme s’ils étaient droitiers. Là où de nombreux musiciens rock ont appris en autodidactes et attrapé l’instrument comme il leur venait, la plupart des musiciens classiques ont débuté la musique avec un professeur qui leur a enseigné à tenir leur instrument comme tout le monde. Ce qui ne perturbe visiblement pas plus que ça les gauchers : leur charmante singularité n’a pas empêché Anne Sophie Mutter ou Pablo Casals de plutôt bien se débrouiller en jouant comme des droitiers.

Ludwig van Beethoven : Concerto pour violon - Anne-Sophie Mutter

Les gauchers qui souhaitent jouer comme des gauchers sont confrontés à un problème d’instrument. Adapter un violon requiert l’intervention d’un luthier qui effectuera dessus des modifications structurelles. Pire, qu’adviendrait-il d’un musicien jouant gaucher au moment d’entrer dans la vie professionnelle ? La vie de tous les jours n’est pas faite pour les gauchers, la vie en orchestre encore moins. L’aspect esthétique est évident. L’aspect pratique aussi : les risques de collisions sont moindres si tous les archets pointent dans la même direction.

Et pourtant… Malgré cette montagne d’obstacles, certains gauchers pugnaces sont parvenus à passer entre les mailles du filet et à faire carrière en jouant comme des gauchers. Ce qui peut même présenter des avantages à l’occasion. Martial Gauthier, un violoniste gaucher jouant comme un gaucher, a été deuxième violon du Quatuor Castagneri pendant dix ans. Le quatuor avait adopté une configuration inédite : les deux violonistes jouaient au premier plan, l’un en face de l’autre, dans une symétrie sonore et visuelle finalement assez idéale, et interdite aux quatuors de droitiers (le son d’un deuxième violon droitier s’y perdrait au fond de la scène). Une place que le violoniste occupe également naturellement en sextuor :

Arnold Schönberg : La Nuit transfigurée - Ensemble Musique Oblique

Et parce que rien n’arrête un gaucher qui s’est lancé à la conquête du monde (rappelons que Gerald Ford, Ronald Reagan, George Bush père, Bill Clinton et Barack Obama étaient ou sont gauchers), Martial Gauthier joue aussi en orchestre. Il est chef d’attaque des seconds violons dans l’orchestre Les Siècles, et n’y a à notre connaissance crevé l’œil de personne.

Alexandre Glazounov : Raymonda (Grand Pas hongrois, Czardas) - Les Siècles, François-Xavier Roth (direction)

Voir extrait numéro 6

Pour finir, souvenons-nous que comme les danseurs, les instrumentistes à cordes sont amenés à travailler devant un miroir pour corriger leur position. Miroir dans lequel ils se voient… gauchers.

Charlie Chaplin : Le Vagabond

(Oui, Charlie Chaplin aussi !)