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Wayne Shorter Quartet : une méta-musique ascensionnelle

Publié le 09 novembre 2016 — par Pascal Bussy

— The Wayne Shorter Quartet - © Erica Gannett

Wayne Shorter n’était pas seulement un des derniers géants du jazz historique, dans un brelan de rois où trônent aussi Ahmad Jamal et Sonny Rollins. Il était aussi l’un des plus grands innovateurs de cette musique, comme le furent en leur temps ses glorieux aînés Louis Armstrong et Duke Ellington.

En novembre 2016, à l'occasion de son passage à la Philharmonie, Pascal Bussy rappelait comment, durant plusieurs décennies, il nous avait invités dans ses rêves et impliqués dans son art.

— Miles Davis Quintet feat. Wayne Shorter solo live '64

L’aura qu’il dégage armé de ses saxophones (ténor et soprano) trouve sa source dans plusieurs aventures qui ont marqué le jazz à tout jamais. D’abord, son association avec le batteur Art Blakey qui l’enrôle à la fin des années cinquante dans les Jazz Messengers ; école fertile, puisque c’est là qu’il commencera à écrire ses propres compositions et qu’il jettera les bases de ces chorus abstraits qui deviendront sa marque de fabrique. Ensuite, le groupe de Miles Davis de 1964 à 1969 où il succède à John Coltrane et apporte au trompettiste une modernité de jeu et collabore activement au répertoire. Sur l’album Nefertiti en 1968, ce « second quintette de Miles » est à son apogée et Shorter signe trois titres sur six dont celui qui donne son titre au disque.

Puis c’est l’odyssée Weather Report, cette formation qu’il monte au début des années soixante-dix avec le pianiste Josef Zawinul et qui, pendant quinze ans, a largement contribué à l’émancipation du jazz en le mariant avec le rock et le funk. À ce propos, au-delà des indéniables succès que furent des grands disques comme Mysterious Traveller et Black Market, il faut absolument réécouter les tout premiers albums du groupe, car c’est là que le travail actuel de Wayne Shorter prend aussi ses racines, voir les mélodies translucides et les turbulences rythmiques du disque éponyme initial et de  I Sing the Body Electric » où le tandem Shorter / Zawinul est notamment soutenu par le bassiste Miroslav Vitouš. Le saxophoniste et ses acolytes quittent les rivages du jazz et s’embarquent vers une musique qu’on ne peut qualifier que par deux adjectifs : neuve et contemporaine.

Parallèlement à tout cela, Wayne Shorter multiplie les expériences. Sa carrière solo débute dès 1959, et de Juju et Speak No Evil gravés en 1964 pour Blue Note jusqu’au somptueux High Life trente ans plus tard, il laisse derrière lui des pépites. Il enlumine aussi des albums de plusieurs de ses contemporains qui officient dans la sphère pop ; en dehors de ses collaborations régulières avec la chanteuse Joni Mitchell, citons Carlos Santana, le Brésilien Milton Nascimento, le groupe Steely Dan et le compositeur de musiques de films James Newton Howard.

— Wayne Shorter, Juju

À l’aube du nouveau millénaire, lorsque Wayne Shorter réunit les musiciens qui l’ont entouré jusqu'à aujourd’hui, il sait ce qu’il fait. Il veut continuer à créer avec trois personnalités qui ont comme lui dépassé la technique pour pouvoir aller plus loin. Trois rythmiciens aussi, qui se complètent pour forger une pulsation qui est toujours rigoureuse mais qui peut aussi se faire élastique pour véhiculer son jeu de saxophone. Au piano, Danilo Perez fait frémir une musique qu’il compare à « un art de la conversation » (in Jazz Magazine, septembre 2008), et il y glisse souvent des réminiscences latino-américaines – il est né au Panama. À la contrebasse, John Patitucci a jeté aux orties son passé de bassiste star d’un jazz fusion qui tournait en rond et met sa virtuosité au service de ce quartette sans limites. À la batterie, enfin, Brian Blade, que l’on a découvert avec Joshua Redman et Brad Mehldau, construit et déconstruit le tempo en surprenant toujours les auditeurs, même les plus aguerris. Tous trois pourraient être les enfants de Wayne Shorter, voire ses petits-enfants – Blade est né en 1970.

Depuis déjà seize ans qu’ils jouent ensemble, les quatre musiciens fonctionnent encore plus qu’au feeling : une véritable télépathie, mélange de complicité et d’une volonté de prise de risques comme on en voit et on entend rarement. Une musique unique, renforcée par une approche qui tient de l’abstraction coloriste, tant il est vrai que ce n’est plus du jazz. S’il faut absolument lui donner un nom, on peut risquer l’expression de méta-musique ascensionnelle ; méta parce qu’elle va au-delà, et aussi parce qu’elle englobe tous les jazz du passé, qu’elle a digéré le swing, le bop, le free et la fusion. Ascensionnelle parce qu’elle nous élève et nous rend meilleur. Quant au terme Musique, il faut lui mettre une majuscule, car ce qu’on entend là est majeur, fournissant un espace de liberté comme on en connaît peu aujourd’hui, et par conséquent hautement salutaire.

Compositeur, arrangeur, musicien et artiste différent, Wayne Shorter nous a, durant plusieurs décennies, invités dans ses rêves et impliqués dans son art. Attention, grands frissons en perspective.