Par-delà l’image vivace de Beethoven ou Fauré que la surdité n’a pas dissuadé de composer, qu’en est-il de celles et ceux, de tous âges, musiciens ou non, qui aujourd’hui vivent la musique avec leur surdité ? Malgré leur surdité. À l’aune de l’action transversale menée au sein de l’établissement en faveur des personnes sourdes et malentendantes, le colloque proposé par la Philharmonie de Paris les 8 et 9 décembre questionne sous l’angle de la transdisciplinarité le rapport entre musique et surdités. Il invite à entrer dans la spécificité de l’expérience musicale et de la culture sourdes pour amener à penser autrement la perception de la musique et du son. Et balaie au passage quelques idées reçues.
Aborder la musique par le prisme des surdités bouscule d’emblée repères et certitudes : non, la musique n’est pas réservée aux entendants, l’ouïe n’est pas l’unique canal de perception du son, l’oralisation n’est pas la voie rêvée pour communiquer, la technologie n’a pas réponse à tout… Les surdités recouvrent un sujet sensible, souvent tabou, conflictuel au sein même de la communauté sourde – ce dont témoigne avec justesse le film récent de Darius Marder, Sound of Metal (2021). Elles révèlent, sinon une résistance et une souffrance, des failles béantes dans leur appréhension et leur compréhension. Ce qui est indéniable : elles s’envisagent au pluriel, sont riches d’enseignement pour les entendants et ont engendré une culture propre qui ne demande qu’à trouver sa place dans la société.
Créer une véritable pédagogie d’inclusion
Ce week-end croisant conférences, tables-rondes, témoignages et productions musicales vient réaffirmer des convictions présentes depuis longtemps à la Philharmonie, dont la concrétisation à partir de 2016 s’est encore amplifiée depuis quatre ans grâce au soutien de la Fondation d’entreprise Maaf Initiatives et Handicap et de la Fondation pour l’Audition. « Pour rétablir la légitimité des sourds vis-à-vis de la musique et ouvrir un dialogue, il fallait initier une pédagogie d’inclusion qui dépasse une politique d’accessibilité, explique Christophe Rosenberg, coordinateur pédagogique et l’un des référents handicap de la Philharmonie, rattaché au Département Éducation et Ressources. Nous sommes ainsi engagés conjointement dans l’expérimentation de formats d’ateliers spécifiques et dans la sensibilisation de l’ensemble des services de l’établissement. »
Dans cette optique, l’exposition Hip-hop 360 proposait l’an passé toute une gamme de dispositifs adaptés – interprétation de morceaux en chansigne
Bonjour, je me trouve à la Cité de la musique.
C'est un bâtiment qui est rattaché à la Philharmonie de Paris et qui a ouvert en janvier 2015. C'est une très belle architecture dans laquelle on peut trouver des salles de musique, un musée, une médiathèque, mais aussi différents ateliers. Aujourd'hui, je vais rencontrer Christophe, qui va nous présenter son atelier qu'il a adapté aux publics sourds. Allons voir.
Aliza : Bonjour Christophe !
Christophe : Bonjour Aliza !
Ici, c'est un lieu idéal pour découvrir la musique.
Aliza : Tu peux nous en dire un peu plus sur ton travail ?
Christophe : Le plus simple, c'est de me suivre.
Nous sommes ici dans le studio son du département Éducation de la Cité de la musique - Philharmonie de Paris et c'est un lieu dans lequel nous accueillons toutes sortes de personnes pour créer de la musique.
En fait, il ne s'agit la plupart du temps pas de reproduire des modèles, mais d'utiliser tous les instruments qui sont proposés, de les explorer avec des modes de jeu que l'on découvre par soi même.
Donc, on peut chercher, on peut essayer ça, on peut essayer ça.
On peut le poser, on peut...
Il s'agit de chercher, d'explorer et ensuite de jouer tous ensemble pour créer une musique.
Aliza : Peux tu me dire quelle méthode tu utilises pour faire découvrir la musique aux personnes sourdes ?
Christophe : La première étape de découverte, c'est de confier à chaque personne un instrument ou de la laisser choisir son instrument et de lui proposer de chercher tout ce qu'il peut faire dessus jusqu'à ce qu'il trouve une position, une manière de jouer qui fasse puissent être perçues dans son corps, bien sûr, s'il entend un peu par ses oreilles.
C'est un laboratoire d'expérimentation.
Aliza : L'atelier est adapté à tous les âges ?
Christophe : Alors on accueille des enfants dès l'âge de quatre ans et ensuite les ateliers sont adressés à tous les âges et à tous les publics.
Aliza : Est ce qu'il y a des interprètes présents pendant l'atelier?
Christophe : Alors pour ce type d'atelier, il n'est pas indispensable d'avoir un interprète en langue des signes, tout simplement parce qu'on communique tout le temps par la vibration des sons et qu'on organise ensemble. Et que le but, c'est de jouer de la musique et de faire du son ensemble et de fabriquer un groupe qui va communiquer par tous ces aspects de la musique.
Aliza : Quels sont les jours et les horaires de ces ateliers?
Christophe : Actuellement, nous avons une proposition pour les groupes qui existe déjà dans notre brochure et à chaque fois, la durée d'atelier et les jours sont choisis avec les gens qui nous appellent pour réserver.
Il n'y a pas de créneau fixe au minimum 1 h, 1 h et demie, jusqu'à deux ou 3 h, selon les projets.
Aliza : Et à la fin de l'atelier, comment pourrais tu me décrire le ressenti des participants?
Christophe : L'expérience menée avec les sourds jusqu'à présent c'est à chaque fois pour moi un immense plaisir parce que tout le monde sort avec un grand sourire et je crois que ça, c'est la magie de la musique, surtout si on laisse les gens s'organiser, faire ensemble.
Ils sortent complètement épanouis.
Aliza : Si certaines personnes ont envie d'apprendre un instrument et à avoir des cours réguliers toute l'année, comme par exemple la batterie, comment cela se passe t il?
Christophe : Alors ici, malheureusement, nous ne donnons pas de cours individuels, mais un sourd qui viendra à cet atelier on pourra l'orienter pour trouver un professeur ou qu'il ailles s'inscrire dans une école de musique.
Nous, on est vraiment sur l'aspect de la découverte et de l'initiation, en quelque sorte.
Alors, je te propose d'essayer d'abord une flûte.
Voilà.
Donc tu mets ça dedans.
Voilà.
Super.
Non ? Tu n'entends rien ?
Alors du coup tu peux t'asseoir là. Voilà, ça passe par la vibration de la chaise et du dos.
On a commencé par le plus difficile, parce qu'il n'y a pas beaucoup de vibrations, mais moi, je te propose d'essayer la batterie.
Très bien !
Vas y.
Aliza : Ça vibre au pied. J'adore.
Christophe : Voilà, tu comprends cet atelier, c'est ça, c'est faire de la musique, essayer.
On essaye, on joue, on gratte, on frotte...
Et puis après, on cherche à jouer toi, moi, un troisième, un quatrième. Et on va être douze, quinze personnes à faire tout ça ensemble.
Et là, c'est magique.
Tu as pu voir à quel point cet atelier de musique est vraiment sympa !
Toi aussi, tu veux y participer ?
En savoir plus ? Voici les informations :
S’adresser aux publics sourds dans leur pluralité
À l’origine tournés vers les classes ULIS pour élèves manifestant des troubles du spectre auditif, l’Institut départemental Gustave Baguer et le Centre d’éducation du langage pour enfants malentendants (CELEM), les ateliers ont vu arriver des personnes autonomes. Depuis trois ans et demi, ils ont accueilli une soixantaine de participants, des enfants de 3 ans aux seniors. « Nous tenons à nous positionner aussi en dehors des circuits médicaux et des instituts spécialisés, à toucher et à mélanger tout le monde », précise Christophe Rosenberg.
Impossible en effet d’envisager une situation uniforme. Les surdités imposent leur pluriel. « Il est fondamental, souligne Mathilde Thomas, responsable des colloques et conférences à la Philharmonie, d’avoir conscience des écarts entre sourds maîtrisant le système de communication et les codes de la culture sourde, et personnes devenues sourdes, non éduquées à la LSF, pour qui l’appréhension de la musique et l’isolement seront tout autres. » À la Philharmonie, tout le monde est pris en compte, enfants, adolescents, adultes, sourds profonds ou devenus sourds, implantés ou appareillés, signants ou non signants, éduqués à la culture sourde ou non. Et des musiciens, accompagnés dans la mue forcée de leur carrière. Le but est de les aider, tous, à se réapproprier la musique, et avec elle à se réapproprier eux-mêmes. À retrouver un silence souhaité, qui n’est pas celui de l’exclusion mais celui, habité, de la musique, vécu dans le partage et dans l’écoute de l’autre.
Une approche multi-sensorielle riche d’enseignement
Car les ateliers développent une véritable écoute, à la faveur de l’acuité visuelle et des capacités d’attention et de patience surdéveloppées qui sont celles de personnes sourdes. Le ressenti de la musique n’est pas exclusivement vibratoire. Cette approche multi-sensorielle est pleine d’enseignements pour l’entendant conforté dans une écoute normée, prédictive et culturelle.
Elle stimule aussi le développement de formes d’écoute hors du champ auditif, car la technologie ne règle pas tout. Seraient encore à inventer une interaction plus serrée entre chansigneur et chanteur lors d’un concert chansigné, sur le modèle des échanges qui existent entre des musiciens sur scène, des process de visualisation adaptés, et surtout un lexique pédagogique permettant d’aborder certaines notions musicales complexes. Christophe Rosenberg y travaille…
Un colloque transdisciplinaire en quatre temps forts
Quatre temps forts jalonneront le colloque, marqué par la diversité des profils invités – sociologues, musicologues, neuroscientifiques, artistes, chansigneurs, programmateurs de festival concernés, techniciens, pédagogues… La Philharmonie espère que ce temps d’échange créera aussi de nouvelles connexions et fédérera un réseau interdisciplinaire fécond. « La musicologie ignore encore la question sourde, confirme Mathilde Thomas, alors que la recherche scientifique a, elle, beaucoup évolué depuis une dizaine d’années. »
Après une première session axée sur la diversité des trajectoires de vie et des situations de surdité, étayée de conférences des musicologues Sylvain Brétéché et Olivia Rioual, seront abordées l’écoute musicale en tant que telle et l’expérience musicale spécifiquement sourde, avec une communication centrale sur le chansigne comme pratique musicale et artistique. L’atelier Expériences vibratoires porté par la Philharmonie donnera une restitution de son travail préparé en atelier. Le samedi, une troisième session replacera, avec Yann Cantin et Pierre Schmitt, la surdité dans son histoire culturelle, englobant l’évolution de l’enseignement et des pratiques musicales, précédant une dernière session sur la réappropriation de la musique par les générations sourdes d’aujourd’hui, avec à l’appui compositions musicales sourdes et témoignages, dont celui d’Emmanuelle Laborit, co-directrice de l’International Visual Theatre (IVT). Andrea Bevenuto refermera ce riche week-end par une conférence sur ce que les expériences musicales enseignent de la puissance politique et esthétique du son, du silence et de l’écoute. « Si ce colloque traduit la percée de nos années d’expérimentation, conclut Christophe Rosenberg, il est surtout une ouverture à d’autres futurs possibles. » Avis aux amateurs.