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KRAFTWERK : MUSIQUE NON STOP, TECHNO POP

Publié le 26 mars 2019 — par Jean-Yves Leloup

© PETER BOETTCHER PHOTOGRAPHY

Le  projet multimédia Kraftwerk : une œuvre d’art totale mêlant musique, poésie, image et film, de Ralf Hütter et Florian Schneider. 

Ralf Hütter et Florian Schneider ont inventé, au-delà d’une musique électronique visionnaire, un romantisme, voire une poésie sonore et technologique, qui puise son essence dans l’expression, et parfois l’exaltation, de la modernité.

En 1970, les deux pionniers Ralf Hütter et Florian Schneider, installent leur studio de production audiovisuelle Kling Klang à Düsseldorf et fondent leur projet multimédia Kraftwerk, dont les créations vont se déployer sous la forme de huit concept-albums, de Autobahn (1974) à Tour De France (2003), en passant par Radio-Activity (1975), Trans Europe Express (1977), The Man Machine (1978), Computer World (1981), Techno Pop (1986) et The Mix (1991). Une longue aventure musicale, développée au cours de cinq décennies sous une forme de gesamtkunstwerk (la notion allemande d’œuvre d’art totale), que Ralf Hütter, aux commandes du projet après le départ de Florian Schneider, synthétise enfin en 2017 avec le concept 12345678 publié sur le coffret 3-D The Catalogue.

Le travail de Kraftwerk ne se limite toutefois pas à ces seuls albums, puisque les artistes n’ont cessé de donner des concerts aux scénographies et aux dispositifs audiovisuels stylisés, particulièrement en 3D. Rejoints sur scène à partir de 2012 par Falk Grieffenhagen, Henning Schmitz et Fritz Hilpert (ces deux derniers collaborant au projet depuis près de trois décennies), ils ont été amenés à se produire ces dernières années dans des musées d’art moderne et contemporain comme le MOMA de New York, la Tate Modern de Londres, la Kunstsammlung de Düsseldorf, la Neue Nationalgalerie de Berlin ou la Fondation Louis Vuitton à Paris.

Inspirés par « la vision d’une nouvelle forme de musique pop électronique », qu’ils désignent parfois sous le terme de Industrielle Volksmuzik, ils mêlent à travers une formule visant à la « pureté, l’harmonie, le minimalisme et la réduction », les mélodies séductrices de la pop à la rigueur des sons synthétiques et à la tonalité poétique de timbres glanés au cœur de notre quotidien technologique. Les rythmes qu’ils composent à l’aide de bruits et de machines, cultivent quant à eux une dimension répétitive et automatique.

Grâce à une forme d’harmonie entre l’artiste et la technologie, « the man machine Kraftwerk », comme Ralf Hütter aime à désigner son ensemble, a inventé un groove électronique dont le caractère et la dimension mécanique ont peu à peu envahi les dancefloors des années 1970 à aujourd’hui, à travers la disco, l’électro-funk, la house ou la techno, tout en exerçant une influence considérable sur la pop, le rock, mais aussi la musique noire-américaine et le hip hop des années 1980.

« Musique rythmique, sons électroniques »

En 1970, le projet Kraftwerk de Ralf Hütter et Florian Schneider succède à une première époque d’invention dans l’univers de la musique électronique, initiée dès le début du 20e siècle et poursuivie dans de nombreux studios de recherches à travers le monde à partir des années 1950, dans lesquels des compositeurs avant-gardistes, des ingénieurs et des inventeurs explorent un nouveau monde sonore, à l’aide d’outils et d’instruments électroniques et de magnétophones.

Nés respectivement en 1946 et 1947, Ralf Hütter et Florian Schneider débutent leurs activités à Düsseldorf dans les années 1960 au sein d’une scène en pleine effervescence, mêlant musique, art contemporain, happening et performance, qui à l’époque révolutionne à l’aide d’influences puisées dans le jazz, le psychédélisme et les avant-gardes, les formats pop-rock. La musique d’inspiration expérimentale qu’ils improvisent sur scène et composent au cours de cette première période (1968-1973), comme celle, résolument synthétique, qui suit (de 1974 jusqu’à aujourd’hui), reflète à ce titre les évolutions de la société et de la culture allemandes, ainsi qu’européennes. Le premier concert qu’il donnent hors d’Allemagne, a lieu à Paris en 1973, au Théâtre de l’Ouest Parisien, augurant d’une longue et solide relation avec le public français.

— Kraftwerk - © Peter Boettcher

Le quotidien du village global

À partir de 1974 et la sortie de Autobahn, dont le titre-phrare évoque avec malice et candeur l’hypnotique poésie de la conduite automobile, la musique industrielle et populaire de Kraftwerk exprime ainsi les relations intimes qui se tissent entre l’individu et la technologie de la fin du 20e siècle et du futur 21e siècle. Loin d’une fascination pour des thèmes relatifs à l’espace et à la science-fiction (qui sont plutôt l’apanage des groupes de rock progressif, de la musique électronique planante des seventies ou plus tard de la techno de Détroit), les plus beaux titres de Kraftwerk, comme « Trans Europe Express », « Neon Lights », « Man Machine », « The Robots », « Numbers » ou enfin « Computer Love » et « Home Computer », évoquent plutôt des émotions universelles et quotidiennes : le voyage, l’informatique domestique, les moyens modernes de communication, la réunion des cultures au sein d’un village global, ainsi qu’une fascination croissante pour la figure de l’automate et d’un corps humain mécanisé… Une sorte de mélancolie, de romantisme et de poésie technologique en somme, qui puise son essence dans les formidables développements technologiques de l’âge moderne, notamment ceux de la société de l’information.

Une œuvre d’art total

Au-delà des thématiques évoquées à travers leurs compositions robotiques, Kraftwerk met en place dès 1973 une esthétique sans faille, exprimant l’ensemble de leur esthétique et de leur philosophie. Outre la musique, cette démarche multimédia que Ralf Hütter a développé et décrit comme une forme d’existentialisme, se manifeste à travers les pochettes d’album, les vidéo-clips, la scénographie de leurs concerts, le comportement des artistes sur scène, les propos tenus au cours de leurs interviews ou parfois même à travers les très rares informations personnelles et biographiques, souvent invérifiées, qui circulent à leur propos. Il s’agit ainsi, à travers ce gesamtkunstwerk d’exprimer un même propos sous différentes formes, mais plus encore de fusionner l’art et la vie, à l’image des plasticiens des avant-gardes des années 1960 et 1970, comme Joseph Beuys ou le mouvement Fluxus, qui les influencèrent au cours de leurs premières années à Düsseldorf.

L’ensemble de ces éléments et de ces informations audiovisuelles, ainsi que le retrait total de leur personnalité derrière leur œuvre, concourent ainsi à l’établissement d’une esthétique unifiée, bâtie autour d’un concept exprimant l’idée d’une fusion quotidienne et laborieuse (au sens premier du terme) entre la machine et l’homme.

— Kraftwerk - © PETER BOETTCHER PHOTOGRAPHIE

« They weren't Germans, they weren't white, they were robots »

La cohérence de leur démarche, et bien sûr le succès populaire de leurs albums et de leurs concerts, expliquent l’influence considérable que Kraftwerk a exercé, et exerce encore, sur plusieurs générations de musiciens, de DJ mais aussi d’artistes et de plasticiens. L’évidence mélodique, le minimalisme et la perfection synthétique de titres comme « The Model », « Radioactivity », « Computerwelt 2 » ou « Europe Endless » a fasciné nombre de songwriters de l’univers pop-rock (Bowie étant le premier d’entre eux), initiant dans son sillage une bonne partie de la scène synth-pop des années 1980, de New Order à Depeche Mode, en passant par Human League et les centaines de groupes qui se réclament encore aujourd’hui de cette école. L’inspiration bruitiste, la perfection rythmique et l’innovation sonore de morceaux historiques comme « Metal On Metal », « Numbers », « Tour de France », « Trans Europe Express » ou « Autobahn » a établi une plus vaste filiation encore, que l’on retrouve autant chez les producteurs pionniers du disco, les laborantins de la musique industrielle et du courant EBM (pour Electro Body Music, comme Front 242 ou Nitzer Ebb), la scène hip hop américaine des années 1980 à 2010 (qui n’ont cessé de les sampler ou de les citer depuis le « Planet Rock » d’Afrika Bambaataa en 1982), sans oublier bien sûr une grande part des DJ et des personnalités fondatrices de la house et de la techno.

Car on l’oublie souvent, Kraftwerk reste le groupe allemand et européen qui a sans doute le plus marqué la communauté noire américaine, que l’on évoque le rap ou la DJ culture. Si, au cours de l’historiographie de la pop music, on a souvent évoqué la façon dont les formations blanches, américaines ou anglaises, ont puisé dans le jazz, le blues, la country ou le rock’n’roll des origines, l’influence exceptionnelle de Kraftwerk sur culture afro-américaine est parfois sous-estimée. Que l’on évoque la disco, fascinés par leur sens du rythme, les beatmakers du rap, toute la vague électro-funk de 1982 à 1984, les DJ de la scène new yorkaise des années 1980 et 1990, les figures de Détroit comme Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson, Jeff Mills ou Gerald Simpson de Dopplereffekt, tous ont trouvé dans l’art du duo Hütter et Schneider, une forme de carburant visionnaire qui leur a permis d’imaginer d’autres voies pour la black music. Avec son sens de la formule, le fondateur d’Underground Resistance, Mad Mike, interviewé par Mark Fisher pour The Wire en 2007, résumait parfaitement la manière dont ces musiciens novateurs américains, perçurent le quatuor de Düsseldorf : « À l’époque, nous ne nous étions jamais posés la question de leur origine. Pour nous, ils n’étaient pas allemands. Ils n’étaient pas blancs. En fait nous pensions que c’étaient de vrais robots. Nous ne pensions pas qu’ils étaient humains jusqu’à ce que nous les voyions pour la première fois sur scène ».

— Kraftwerk - © PETER BOETTCHER PHOTOGRAPHIE

Grâce à cette influence, l’esthétique et la musique de Kraftwerk reste donc encore très présente aujourd’hui. Depuis plusieurs décennies, on ne compte donc plus les hommages, les remixes pirates, les reprises, les clins d’œil, les plagiats, les parodies, qui ont contribué à faire de Kraftwerk, une sorte de totem de la culture pop. Un peu comme si ces vingt dernières années avaient déjà exaucé leur souhait que leur musique perdure après leur disparition, et que leur techno pop atteigne, in fine, l’état éternel d’une « musique non stop ».

Extrait du catalogue de l'exposition Électro, de Kraftwerk à Daftpunk, Éditions Textuel  - Cité de la musique - Philharmonie de Paris, 2019, p. 38-41.

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