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Le Musée imaginaire de Lydia Goehr

Publié le 18 janvier 2018 — par Philharmonie de Paris

© DR

L’enquête de la philosophe Lydia Goehr sur les origines de notre « musée imaginaire des œuvres musicales » retrace les développements esthétiques, musicaux, politiques et sociaux. 

Extrait. 

Le concept d’œuvre n’est devenu force régulatrice qu’à partir de 1800 environ. C’est ce dont témoigne l’observation des pratiques musicales ancienne et moderne. Il a acquis ce potentiel en prenant part à l’émancipation du monde musical, qui privilégiait désormais la production d’œuvres des beaux-arts. Or une étude historique révèle que cette force n’aurait pas été visible ni effective si l’on n’avait pas délimité, articulé et déterminé ce concept en fonction de tous les aspects susceptibles de présenter un intérêt. Bien au-delà de la théorie musicale et esthétique, ceux-ci étaient profondément enracinés dans la pratique musicale.

Avant le XIXe siècle, de nombreuses caractéristiques du concept d’œuvre étaient, sinon absentes, du moins comprises différemment. Une certaine asynchronicité empêchait de placer le concept au centre de la pratique. En outre, la dépendance extramusicale précédemment décrite était exprimée et assumée, d’une façon ou d’une autre, à tous les niveaux de la pratique.

Quel était donc, pour les musiciens, l’objet des activités de composition et d’exécution avant 1800 ? De quelle manière leur musique était-elle reçue ? Où et quand était-elle exécutée ? Existait-il une distinction entre les activités de composition et d’exécution ? À qui appartenait la musique et quelles formes prenait cette propriété ? Quelles fonctions la notation remplissait-elle ?

En dépit des apparences, les musiciens ne sont parvenus à conquérir leur liberté de création qu’à la fin du XVIIIe siècle. À partir des années 1750, d’autres familles d’artistes ont accédé à une indépendance relative, par exemple lorsque l’Académie de Rome les a officiellement libérées des guildes. Bien qu’ils n’étaient pas artisans (fabricants d’objets usuels), on considérait que les artistes devaient exercer leur imagination « librement et avec noblesseVoir Peter Gay, The Enlightenment : an interpretation, vol. 2 : The Science of freedom, New York, Knopf, 1969, p. 227. ». En Grande-Bretagne, il a fallu attendre 1835 pour qu’une réforme municipale n’affranchisse compositeurs et musiciens de contraintes similaires à celles des guildes, qui avaient été mises en place au siècle précédent. De leur côté, les musiciens ont-ils cherché et trouvé une quelconque forme de liberté avant cette époque — dès 1750, voire plus tôt — afin d’égaler les évolutions observées dans les arts plastiques ?

En Europe, les musiciens ont très tôt bravé les restrictions théoriques de leur époque, mais sur des aspects mineurs. Forkel a porté à notre attention les manières dont Bach concevait pour lui-même un certain degré d’indépendance vis-à-vis de son service musical quotidien. À sa mort, Bach tenait le titre de « compositeur à la cour de Sa Majesté le Roi de Pologne et Altesse sérénissime électorale de Saxe, maître de chapelle de Son Altesse princière d’Anhalt-Cöthen et cantor de l’école Saint-Thomas ». Il préférait pourtant se présenter comme « Director Chori Musici Lipsiensis » ou « Director Musices ». Forkel estime que certaines « circonstances » ont amené Bach « à mettre en valeur un titre qui affirmait une prérogative musicale ne se limitant pas à l’École ni aux églises qu’elle servait ». Malheureusement, il ne précise pas quelles étaient ces circonstancesJohann Nikolaus Forkel, Johann Sebastian Bach : his life, art and work, traduction anglaise de Charles Sanford Terry, Londres, Constable, 1920, appendice au texte de Forkel rédigé par Charles Sanford Terry à propos de l’annonce de la mort de Bach à Leipzig le 28 juillet 1750, p. 29..

La carrière de Bach nous offre peut-être un autre exemple de prérogative musicale, car il « n’hésitait pas à réutiliser des oeuvres originellement profanes en les adaptant à des textes sacrés ou en intégrant dans ses cantates des mouvements issus de concertos et d’autres compositions instrumentalesThe Bach Reader : a life of Johann Sebastian Bach in letters and documents, sous la dir. de Hans Theodore David et Arthur Mendel, New York, Norton, 1966, p. 33. Les éditeurs poursuivent : « L’hosanna de la Messe en si mineur était à l’origine l’un des mouvements d’un dramma per musica, une cantate chorale profane jouée en sérénade lors d’une visite du roi et de la reine dans la ville de Leipzig. Sa position ultérieure dans la Messe […] l’a transformé en une splendide pièce de louange religieuse. » ». Bach concédait que la musique sacrée et la musique profane, la musique accompagnant un texte et la musique instrumentale, avaient des fonctions et une importance différentes. Il reconnaissait que certains types de textes et de musiques étaient appropriés à une exécution profane, mais pas à une exécution sacrée. Or il faisait fi de ces distinctions lorsqu’il composait de tous les genres musicaux avec sérieux. À ses yeux, un acte de composition devait toujours être accompli « en hommage à DieuIbid., p. 33. ».

Ces libertés différaient-elles réellement de celles recherchées par les musiciens qui l’ont précédé ? Il ne me semble pas que ce soit le cas. Bien des musiciens ont ignoré, avant lui, la distinction entre musique profane et musique sacrée en adaptant à un événement sacré de la musique écrite pour une occasion profane. L’importance du texte, bien souvent plus porteur de sens que la musique elle-même, rendait ce procédé possible. Comme ses prédécesseurs, Bach travaillait au service d’une église et d’une cour. Les termes de son contrat soumettaient ses activités compositionnelles à d’importantes restrictions. Le titre de « maître de chapelle » indiquait qu’il était en charge des affaires musicales, mais cette fonction avait ses limites. Monteverdi lui-même avait dû s’en contenter deux siècles auparavant. Malgré les avancées permises par Monteverdi, puis Bach en matière de composition et d’exécution, ils étaient encore incapables — et pour les mêmes raisons — d’exercer l’indépendance caractéristique d’une pratique autonome et consacrée à l’œuvre.

Lydia Goehr, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, La rue musicale, Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2018, p. 385-388.

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