L’enquête de la philosophe Lydia Goehr sur les origines de notre « musée imaginaire des œuvres musicales » retrace les développements esthétiques, musicaux, politiques et sociaux.
Extrait.
Le concept d’œuvre n’est devenu force régulatrice qu’à partir de 1800 environ. C’est ce dont témoigne l’observation des pratiques musicales ancienne et moderne. Il a acquis ce potentiel en prenant part à l’émancipation du monde musical, qui privilégiait désormais la production d’œuvres des beaux-arts. Or une étude historique révèle que cette force n’aurait pas été visible ni effective si l’on n’avait pas délimité, articulé et déterminé ce concept en fonction de tous les aspects susceptibles de présenter un intérêt. Bien au-delà de la théorie musicale et esthétique, ceux-ci étaient profondément enracinés dans la pratique musicale.
Avant le XIXe siècle, de nombreuses caractéristiques du concept d’œuvre étaient, sinon absentes, du moins comprises différemment. Une certaine asynchronicité empêchait de placer le concept au centre de la pratique. En outre, la dépendance extramusicale précédemment décrite était exprimée et assumée, d’une façon ou d’une autre, à tous les niveaux de la pratique.
Quel était donc, pour les musiciens, l’objet des activités de composition et d’exécution avant 1800 ? De quelle manière leur musique était-elle reçue ? Où et quand était-elle exécutée ? Existait-il une distinction entre les activités de composition et d’exécution ? À qui appartenait la musique et quelles formes prenait cette propriété ? Quelles fonctions la notation remplissait-elle ?
En dépit des apparences, les musiciens ne sont parvenus à conquérir leur liberté de création qu’à la fin du XVIIIe siècle. À partir des années 1750, d’autres familles d’artistes ont accédé à une indépendance relative, par exemple lorsque l’Académie de Rome les a officiellement libérées des guildes. Bien qu’ils n’étaient pas artisans (fabricants d’objets usuels), on considérait que les artistes devaient exercer leur imagination « librement et avec noblesse
En Europe, les musiciens ont très tôt bravé les restrictions théoriques de leur époque, mais sur des aspects mineurs. Forkel a porté à notre attention les manières dont Bach concevait pour lui-même un certain degré d’indépendance vis-à-vis de son service musical quotidien. À sa mort, Bach tenait le titre de « compositeur à la cour de Sa Majesté le Roi de Pologne et Altesse sérénissime électorale de Saxe, maître de chapelle de Son Altesse princière d’Anhalt-Cöthen et cantor de l’école Saint-Thomas ». Il préférait pourtant se présenter comme « Director Chori Musici Lipsiensis » ou « Director Musices ». Forkel estime que certaines « circonstances » ont amené Bach « à mettre en valeur un titre qui affirmait une prérogative musicale ne se limitant pas à l’École ni aux églises qu’elle servait ». Malheureusement, il ne précise pas quelles étaient ces circonstances
La carrière de Bach nous offre peut-être un autre exemple de prérogative musicale, car il « n’hésitait pas à réutiliser des oeuvres originellement profanes en les adaptant à des textes sacrés ou en intégrant dans ses cantates des mouvements issus de concertos et d’autres compositions instrumentales
Ces libertés différaient-elles réellement de celles recherchées par les musiciens qui l’ont précédé ? Il ne me semble pas que ce soit le cas. Bien des musiciens ont ignoré, avant lui, la distinction entre musique profane et musique sacrée en adaptant à un événement sacré de la musique écrite pour une occasion profane. L’importance du texte, bien souvent plus porteur de sens que la musique elle-même, rendait ce procédé possible. Comme ses prédécesseurs, Bach travaillait au service d’une église et d’une cour. Les termes de son contrat soumettaient ses activités compositionnelles à d’importantes restrictions. Le titre de « maître de chapelle » indiquait qu’il était en charge des affaires musicales, mais cette fonction avait ses limites. Monteverdi lui-même avait dû s’en contenter deux siècles auparavant. Malgré les avancées permises par Monteverdi, puis Bach en matière de composition et d’exécution, ils étaient encore incapables — et pour les mêmes raisons — d’exercer l’indépendance caractéristique d’une pratique autonome et consacrée à l’œuvre.