Quelles sont les missions du World Monuments Fund que vous représentez en France ?
Mathilde Augé
Le WMF est une organisation non gouvernementale créée en 1965 aux États-Unis par le colonel retraité James A. Gray. Ce passionné de patrimoine s’est trouvé confronté, au cours de ses nombreux voyages, à l’état désastreux de nombreux sites et a décidé de fonder un organisme privé afin de les préserver. À l’origine, ce sont les statues de l’île de Pâques au Chili, les églises monolithiques taillées dans le roc de Lalibela en Éthiopie, et Venise après les inondations de 1966. Le WMF a donc immédiatement une dimension internationale, avant même de se structurer de façon professionnelle. Il a pour mission de protéger le patrimoine de l’humanité, intervient partout dans le monde, toujours en lien avec des partenariats locaux, pour protéger et valoriser les sites. Le WMF s’est engagé à ce jour dans plus de cent douze pays.
Quels sont les critères de sélection des projets ?
M. A. Notre principal dispositif de sélection est actionné tous les deux ans et nous permet d’établir une liste de vingt-cinq sites mondiaux. Pour être retenus, les sites doivent être remarquables par leur qualité architecturale, leur histoire, la mémoire qu’ils portent, leur portée sociale au sein d’une communauté. Il faut ensuite que le projet défendu joue un rôle dans la vie des populations. Enfin, nous ne travaillons que sur des projets qui sont faisables – ce qui en élimine beaucoup. La sélection finale est établie par un jury indépendant après évaluation des candidatures.
Un site remarquable est-il obligatoirement un site classé par l’Unesco ?
M. A. Le classement des sites n’a aucune incidence sur notre sélection. Ce sont d’ailleurs plutôt nos interventions et notre travail qui, entre autres, peuvent permettre la classification par l’Unesco. Nous avons par exemple investi le site d’Ani en 1996, qui a été classé au patrimoine mondial de l’humanité en 2019.
Le critère de faisabilité implique-t-il une équipe très large et diversifiée ?
M. A. Notre équipe compte environ soixante-dix personnes dans le monde, ce qui n’est pas énorme. En revanche, nous nous appuyons sur de nombreuses expertises internes et sur des prestataires avec qui nous collaborons régulièrement. Cela dépend beaucoup des lieux. Pour les temples d’Angkor au Cambodge, par exemple, sur lesquels nous œuvrons depuis une trentaine d’années maintenant, nous avons formé plus d’une centaine d’employés, qui travaillent pour nous sur place une grande part de l’année. Pour mener à bien nos projets, nous nous appuyons sur de vastes réseaux, tissés grâce à notre démarche internationale. Ils nous permettent de faire des ponts entre nos projets et d’identifier les bons intervenants, quel que soit l’endroit du monde. Cela est assez rare et fait notre force.
De quelle manière se traduisent concrètement vos interventions sur le terrain ?
M. A. La nature de notre intervention est très variable et dépend des sites. Certains sont des projets d’archéologie, d’autre de restauration relativement classiques, d’autres encore de conservation et de stabilisation d’édifices, parfois aussi de valorisation. Nous avons par exemple été contactés par le gestionnaire du site de Teotihuacan au Mexique pour travailler sur l’accueil des visiteurs et aider à mieux gérer le tourisme de masse.
Depuis la création du WMF, quels ont été les projets les plus marquants ?
M. A. Rapa Nuit, l’île de Pâques, sur laquelle nous travaillons encore aujourd’hui, s’inscrit dans la liste de nos très gros projets, de même que les temples d’Angkor : le WMF était la première organisation occidentale à y intervenir après la chute des Khmers rouges. Ce sont des chantiers colossaux, tout comme le site d’Ani, qui nous mobilise presque sans interruption depuis 1996. En France, il faut également citer le chantier du Potager du roi à Versailles, commencé dans les années 1990 par la restauration de certaines parties architecturales comme les grilles et le bassin. Nous nous sommes impliqués à nouveau il y a quelques années dans la restauration des murs du potager et de la forge, que nous venons se terminer. Nous sommes également beaucoup intervenus à Venise. Le projet sans doute le plus conséquent aujourd’hui, sur lequel nous travaillons depuis plusieurs années, est la restauration du système historique des eaux en Inde, constitué de citernes traditionnelles et de grands puits creusés dans la terre. Nous les restaurons dans le but de les réhabiliter afin qu’ils puissent de nouveau alimenter des villes en eau potable.
En ce qui concerne le site d’Ani, qu’est-ce qui vous a engagés à investir ce territoire ?
M. A. Si Ani semble aujourd’hui perdu au milieu de la végétation, la ville était rayonnante au moment de son apogée, aux IXe et Xe siècles. Elle est fondamentale dans l’histoire de l’architecture et représente également l’un des plus beaux et grands sites du patrimoine arménien. Elle est cependant aujourd’hui placée du côté turc de la frontière. Depuis 1996, le travail du WMF consiste non seulement à raviver ce site de mémoire mais aussi à faire collaborer au sein d’une équipe internationale des chercheurs arméniens, turcs et issus d’autres nationalités. Il s’agit d’un travail architectural et patrimonial mais aussi diplomatique, pour encourager à la reconstruction d’un dialogue et de liens géopolitiques.
Qu’avez-vous trouvé sur le site ?
M. A. Ani était surnommée « la ville au mille et une églises », et il en reste un grand nombre de ruines visibles. Nous avons concentré notre travail autour de quelques bâtiments principaux, notamment la cathédrale et l’église du Saint-Sauveur. Cette dernière a été coupée en deux par la foudre au XIIe siècle ; nous nous employons donc à la stabiliser, puis à la restaurer. La cathédrale a souffert de tremblements de terre successifs – qui ont aussi provoqué l’abandon de la ville aux XIIe et XIIIe siècles –, mais est dans un meilleur état et nécessite une restauration. Outre le fait que nous avons œuvré en faveur du classement du site par l’Unesco en 2019, nous proposons depuis 2023 une application à l’intention des visiteurs : le site est très peu connu, il nous semblait important de le valoriser et d’en raconter l’histoire. Enfin, plus récemment, nous avons commencé à travailler sur la conservation et la stabilisation de l’église du Saint-Rédempteur.
Que souhaitez-vous faire d’Ani, une fois le site restauré ? On peut imaginer que vous ne souhaitez pas le livrer au sur-tourisme…
M. A. C’est une question complexe. Notre action est orientée autour de trois priorités stratégiques : le patrimoine face au réchauffement climatique, les mémoires – un sujet qui va de pair avec une promotion plus inclusive du patrimoine – et le tourisme durable. En ce qui concerne Ani, nous sommes très loin d’un tourisme de masse. Le site souffre plutôt de l’excès inverse et mérite d’être plus connu et vu. Il nous faut trouver le bon équilibre.
Le WMF s’associe à la Philharmonie de Paris à l’occasion du week-end Arménie. Est-ce une forme de collaboration habituelle ?
M. A. C’est une initiative assez inédite pour le WMF, née à partir du projet d’Ani. Le week-end organisé par la Philharmonie autour du patrimoine musical immatériel arménien nous a semblé pouvoir être l’occasion de mettre en valeur le patrimoine arménien de manière plus globale, en inscrivant le patrimoine physique et notamment Ani. Tout est né de la rencontre entre nos engagements respectifs. Cette collaboration va se traduire par une participation du WMF aux tables rondes, par une présentation des travaux de restauration à Ani entre les concerts et dans les programmes de salle. Ce partenariat correspond tout à fait à notre vision de la valorisation du patrimoine et nous permet de toucher un public différent.
Propos recueillis par Claire Boisteau le 9 juillet 2024