Trois concerts permettent de retrouver la pianiste argentine autour de ses amis dans une diversité de couleurs et de formations.
Il y a un mystère Argerich. Et avec les années, celui-ci semble s’épaissir toujours davantage. L’âge semble ne pas avoir de prise sur un jeu dont on a longtemps mis en exergue l’énergie dévastatrice, l’abattage, et l’électricité dignes d’un Horowitz – une de ses idoles. On prend maintenant davantage la mesure de la beauté de sa sonorité, dont les ombres et les lumières dessinent des paysages toujours mouvants. Son toucher immensément varié – du motorisme le plus cru à la langueur sensuelle la plus désinhibée – épouse les contours de son tempérament capricieux, ou à tout le moins fantasque. Et tout se renouvelle en permanence : rien de moins figé en effet qu’une interprétation de Martha Argerich.
Son répertoire est bien plus vaste qu’on ne le dit parfois. Le nombre d’œuvres de musique de chambre qu’elle a emmagasiné depuis trente ans est impressionnant. Elle n’a pour ainsi dire pas tâté de l’atonalité ou du dodécaphonisme : elle laisse ce répertoire à son ami Maurizio Pollini. Un regret : qu’elle ait si peu joué Scriabine – hormis Prométhée, qu’on souhaiterait tant qu’elle reprenne. Les visions cosmiques du compositeur russe, sa palette de couleurs infinie, sa sensibilité exacerbée auraient peut-être trouvé leur interprète d’élection depuis Sofronitzki et Horowitz.
Trois compositeurs se partagent, depuis toujours, les faveurs de la musicienne argentine. Schumann d’abord, sa fièvre romantique, jusqu’aux confins de la folie, ses visions noires, son chant ardent, ses parfums d’enfance (Kinderszenen) – à bien des égards Martha Argerich n’a jamais cessé d’être une petite fille. Ravel, lui aussi pour son rapport à l’enfance, mais également pour la pudeur de ses sentiments, sa sensibilité secrète, Ravel le sorcier des timbres, romantique malgré lui (le plus sombre qui soit, celui de Gaspard de la Nuit), insaisissable, se cachant derrière les masques les plus divers. Enfin Prokofiev, un compositeur qui ne lui a jamais posé aucune difficulté, et pourtant ! Ce grand mélodiste du XXe siècle, ludique et sarcastique, lui va si bien. Voilà pour la triade magique.
Ses affinités avec Beethoven sont également grandes – peut-être pourrait-elle dire, comme Yvonne Lefébure : « Beethoven, c’est mon homme ! ». Si elle n’a jamais enregistré officiellement de sonates, des captations de concert existent de la Septième, de la « Waldstein » et de l’Op.101. Le Premier Concerto est un de ses triomphes – qui peut oublier ce qu’elle en fit avec Claudio Abbado en 2013 salle Pleyel. Elle voue une telle vénération au Quatrième Concerto qu’elle n’a jamais osé le jouer en public jusqu’à présent, se dérobant à chaque fois à la dernière minute. La peur des gouffres… Comment enfin ne pas citer Chopin, auquel elle est liée depuis sa victoire au concours de Varsovie, en 1965. Parfois discutés, les concertos, les préludes, les Deuxième et Troisième Sonates ont néanmoins marqué leur temps.
Anti-star par excellence, Martha Argerich ne donne pour ainsi dire pas d’interviews. S’il lui arrive de rencontrer des journalistes, il s’agit dans tous les cas de conversations à bâtons rompus, de préférence nocturnes, et où il est préférable qu’elle ne soit pas le sujet principal. Dans de bonnes dispositions elle évoque volontiers ce qui lui tient à cœur, comme l’humour en musique. Friedrich Gulda, le Maître qui la marqua le plus profondément, fut le premier à attirer son attention sur le contenu plein d’esprit des sonates de Beethoven.
On a affublé la pianiste de toutes les comparaisons animalières possibles : lionne, panthère… Il est vrai que la personne n’est pas facile à apprivoiser. Ses affinités passent par des filtres mystérieux. Elle s’enquiert ainsi souvent du signe astrologique de ses interlocuteurs. Un dialogue avec Martha Argerich peut commencer de jolie façon et se terminer aussi impromptu, à cause d’un mot malheureux, ou d’un nom qu’on n’aurait pas dû prononcer. Elle peut alors se refermer comme une huître. Sa générosité est proverbiale et son amour des jeunes artistes un des moteurs de son existence. Se produire avec des musiciens qui n’ont pas le dixième de son talent ne la gêne absolument pas. L’aspect relationnel prime sur tout autre. Pour elle, faire de la musique est une activité collective, un échange. Elle a fait une croix sur la vie de soliste, sa solitude, son asservissement. Pourtant, si soucieuse qu’elle soit de partage, elle n’enseigne pas. C’est qu’elle est avant tout une instinctive et ne trouverait sans doute pas les mots adéquats. Elle est née pour ainsi dire dans un piano, et parcourir un clavier lui a toujours semblé aussi naturel que respirer.
Ses admirateurs la retrouveront à la Philharmonie de Paris dans pas moins de trois concerts en à peine quatre mois : le 18 octobre, elle rejoint quelques-uns de ses complices dans un attrayant programme dédié principalement à Mozart et Prokofiev ; le 4 novembre, elle joue le Premier Concerto de Chopin – assez rare sous ses doigts – avant de partager l’affiche le 4 février avec son cher Mischa Maisky.