« Je m’en suis sortie, puisque je chante », déclarait Barbara. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik analyse le mystère grâce auquel la chanteuse a pu métamorphoser sa meurtrissure en poésie.
Dès l’âge de quatorze ans, en pleine guerre, Barbara ne cesse d’écrire. Elle déclame ses poèmes et chante déjà assez bien
Dans la même situation beaucoup d’autres se sont effondrés, blessés à vie. Par quel mystère Barbara a-t-elle pu métamorphoser sa meurtrissure en poésie ? Quel est le secret de la force qui lui a permis de cueillir des fleurs sur le fumier ?
À cette question, je répondrai que le façonnement précoce des émotions a imprégné dans l’enfant un tempérament, un style comportemental qui lui a permis lors de l’épreuve de puiser dans ses ressources internes. À cette époque où tout enfant est une éponge affective, son entourage a su stabiliser ses réactions émotionnelles. Sa mère, ses frères et sœurs et peut-être même son père qui, à ce stade du développement de la fillette n’était pas encore un agresseur, ont donné au nouveau-né une habitude comportementale, un style relationnel qui, dans l’adversité, lui a permis de ne pas se laisser délabrer.
Après les deux fracas de l’inceste et de la guerre, il a bien fallu que la grande fille mette en place quelques mécanismes de défense : étouffer sous ses pas les voix du passé qui la hantent, renforcer la part de sa personnalité que l’entourage accepte, sa gaieté, sa créativité, son grain de folie, son beau grain de folie, son aptitude à provoquer l’amour. Sa souffrance doit rester muette pour préserver ses proches. On ne peut pas être celle qui n’a pas été, mais on peut donner de soi ce qui rend les autres heureux. Le fait d’avoir été blessée la rend sensible à toutes les blessures du monde et l’invite au chevet de toutes les souffrances
« Avec eux j’ai eu mal
Avec eux j’étais ivre. »
Cette force qui permet aux résilients de surmonter les épreuves donne à leur personnalité une coloration particulière. Une trop grande attention aux autres, et en même temps, la peur de recevoir l’amour qu’ils provoquent :
« C’est parce que je t’aime
Que je préfère m’en aller. »
Ces blessés triomphants éprouvent un étonnant sentiment de gratitude : « Je dois tout aux hommes, ils m’ont accouchée. » Le dernier cadeau que je peux leur faire, c’est le don de moi et de mon aventure : « Je m’en suis sortie, puisque je chante
Extrait de Les Vilains Petits Canards, de Boris Cyrulnik, Éditions Odile Jacob, 2001, p. 27-28