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Albert Wolsky : rien ne doit entraver la danse

Publié le 23 janvier 2019 — par Yann Tobin

— Grease, Randal Kleiser, 1978 - © DR

Le costume noir de Travolta dans Grease, le chapeau pailleté d’Ann Reinking dans All that jazz... Créer des costumes pour la comédie musicale est un art à part entière. Le costumier américain Albert Wolsky, collaborateur de Bob Fosse, répond à nos questions.

Albert Wolsky est créateur de costumes. Pour Bob Fosse, il a signé ceux de Lenny (1974), Que le spectacle commence (All That Jazz, 1979) pour lequel il obtient l'Oscar des meilleurs costumes, et Star 80 (1983). Il a travaillé sur plusieurs autres films musicaux : Le Tournant de la vie (Herbert Ross, 1977), Grease (Randal Kleiser, 1978), Le Chanteur de jazz (Richard Fleischer, 1980), Across the Universe (Julie Taymor, 2007). Yann Tobin le rencontre à Los Angeles le 28 avril 2018.

— Croquis de costume pour Ann Reinking, A. Wolsky

Yann Tobin

Quelle a été votre formation ?

Albert Wolsky

Au théâtre, j’ai surtout travaillé comme assistant, c’est ce qui m’a formé. Je voulais retourner à l’école, mais les jobs se succédaient ! Cela a ses avantages et ses inconvénients. Par exemple, je ne dessine pas très bien : c’est plus facile pour le théâtre que pour le cinéma, car j’ai du mal à faire ressembler les femmes à Lana Turner ! Mon premier engagement, c’était sur Camelot, étape essentielle dans mon apprentissage : la stylisation extrême d’un royaume qui n’a peut-être jamais existé ! Les costumes avaient été créés par Adrian qui, entre-temps, était mort : Adrian, célèbre couturier de la MGM. La grande différence entre le théâtre musical et les autres pièces, c’est l’échelle du spectacle. L’emploi de la couleur est crucial : un opéra tragique vous mènera à une certaine palette, un spectacle hip-hop à une autre… Tout est dicté par le contexte.

Quelles sont les spécificités de votre métier liées la comédie musicale ?

Le plus important, s’il y a de la danse, est le mouvement requis par la chorégraphie. D’abord le choix du tissu, sa façon d’épouser le mouvement. Pour en avoir une idée, vous devez assister aux répétitions. Auparavant, le chorégraphe vous aura expliqué ses besoins, jusqu’aux essayages où le danseur bouge dans le costume. Voilà pour le côté technique. Tout dépend ensuite du rôle et du contexte : ce que raconte la scène, l’âge des personnages, le style de la danse, etc. Le danseur doit être à l’aise, jamais contraint — sauf quand la chorégraphie le nécessite ! Un exemple simple est la pièce de tissu extensible sous l’aisselle qui empêche le danseur, quand il lève le bras, de tirer tout son costume vers le haut. Rien ne doit entraver la danse.

Comment avez-vous été amené à collaborer avec Bob Fosse ?

J’ai d’abord travaillé sur Lenny, à bien des égards mon film le plus important, qui m’a fait gravir un échelon, et sans lequel je n’aurais jamais pu faire Que le spectacle commence ni plein d’autres films. Ce fut une leçon extraordinaire. L’un de mes plus grands plaisirs a été le costume du spectacle de strip-tease porté par Valerie Perrine, qui joue Honey Bruce : il résume tout ce qu’un costume de cinéma devrait être. Je lui ai d’abord fourni une tenue de répétition, car cette scène est chorégraphiée à la mesure près. Pour cela, j’ai emmené Valerie dans une boutique dont la patronne se faisait appeler Chiquita Bananas, spécialisée dans les tenues pour strip-teaseuses et danseuses de bar. Elle a essayé plusieurs tenues : toutes les robes avec fermeture éclair étaient désastreuses, elle n’y arrivait pas. Finalement, à force de garder ou d’éliminer des parties de différents costumes, nous avons reconstitué une tenue où quasiment chaque mesure du numéro correspondait à un morceau d’étoffe qu’elle enlevait ! Fosse voulait qu’elle fasse tomber chaque bout de tissu sur une note précise. Finalement, tout ce numéro a été bâti à partir des divers morceaux que nous avions assemblés. Ensuite — et cela angoissait beaucoup Fosse —, j’ai recréé de toutes pièces un nouveau vêtement en reproduisant chaque morceau de la tenue provisoire, avec un matériau plus scintillant et plus spectaculaire pour la caméra, notamment pour qu’ils tombent mieux quand elle les lâchait. Je ne me suis guère préochichichichichiccupé de la couleur, puisque le film était en noir et blanc.

Quel souvenir gardez-vous de Que le spectacle commence, en 1979 ?

Tout a commencé par les répétitions avec Richard Dreyfuss. Puis par consentement mutuel, ils sont convenus de se séparer, et Roy Scheider devait le remplacer, mais il était pris. Nous avons donc tout interrompu pendant environ trois mois — ce qui m’a permis, entre-temps, de faire Manhattan (Woody Allen, 1979). Mais surtout, pendant cette interruption, nous avons pris le temps de nous rencontrer ; avec Fosse, on ne discutait pas tant que ça. Scène par scène, il me disait ce dont il avait besoin, je lui montrais des dessins. Soit il les acceptait, soit il suggérait des changements. Il était très laconique, et plus dans l’action que dans l’explication. Il avait une malle dans laquelle il piochait des choses, comme un croquis médical d’écorché, pour le finale, où les danseuses ont des artères que j’ai recopiées sur leurs costumes. Le film oscille sans cesse entre réel et imaginaire, c’était passionnant. Quand il est dans son lit d’hôpital entouré de danseuses avec des éventails géants, j’ai aussi conçu leurs coiffures : à partir d’un dessin, j’ai fait fabriquer un prototype pour voir si cela fonctionnait. L’amusant, c’est que les danseuses trouvaient que leurs talons étaient trop hauts et les empêchaient de bouger correctement. Bob Fosse n’a rien voulu entendre : il a lui-même mis leurs chaussures à talon aiguille — il avait des pieds assez petits — et s’est mis à danser avec. Fin de la discussion !

Son style chorégraphique vous posait-il des problèmes particuliers ?

Non. Il avait des mouvements favoris, basés sur son propre corps. Il n’était pas très grand, ses jambes étaient courtes, ce qui définit la plupart de ses danses. Pour le numéro des trois danseuses, « Hospital Hallucination », je souhaitais des choses spécifiques. Ann Reinking avait, elle, des jambes interminables : je lui ai créé une tenue qui les révélait le plus possible. Le personnage de Leland Palmer (l’épouse) étant plus austère, je lui ai fait une robe serrée. Je connaissais tous leurs mouvements dans la scène, et par ailleurs le tissu de leurs robes était un peu extensible. La petite fille (Erzsebet Foldi) est ridiculement trop habillée, bien sûr à dessein, avec son fume-cigarette et son allure maladroite.

— All that jazz, Bob Fosse, 1979

La célèbre première scène, la grande audition dans le théâtre, est quasiment monochrome…

Je suis obsessionnel, dès qu’il s’agit de couleur au cinéma. J’ai toujours tendance à la restreindre parce que, surtout à cette époque-là, elle ressortait à l’image de façon beaucoup vive qu’à l’œil nu. Je voulais contrôler au maximum ce groupe de danseurs, pour qu’ils donnent l’impression d’une masse, plutôt que d’individus distincts. Vous vous souvenez que Roy Scheider — qui joue Fosse, en réalité — est en noir, comme Fosse l’était toujours. Face à cette silhouette noire, je voulais éviter à tout prix les teintes vives et claires. Je me souviens que je n’arrêtais pas de poursuivre un figurant qui faisait une tache blanche au milieu de la troupe ! J’avais évidemment des réunions avec Giuseppe Rotunno, le brillant directeur de la photo, ainsi qu’avec le chef décorateur, Philip Rosenberg. Nous testions toutes les couleurs ensemble, ce qui doit en principe être fait pour tous les films. Par nature, les comédies musicales doivent être des œuvres collectives. Elles réunissent trop d’éléments : le jeu d’acteur, la danse, les mouvements non dansés… On ne travaille pas seul chez soi comme un peintre ! Le visuel dépend de tant de facteurs disparates qu’il faut rendre cohérents… Et bien entendu, la coiffure et le maquillage et la coiffure sont essentiels car le cinéma, c’est l’art du gros plan ! Nous sommes tous là pour concrétiser la vision du metteur en scène.

Fosse donne souvent une place prépondérante aux chapeaux…

Oui, dans le numéro où la fille et la petite amie du héros essaient de le distraire en dansant dans l’escalier, la première a un haut-de-forme et la seconde un chapeau melon, une demande de Fosse, bien sûr. Les chapeaux étaient toujours importants. J’avais été convoqué en urgence sur le plateau de Lenny. Un problème avec la fille qui tenait le bar, au fond du décor : « Quel est le problème ? » — « Je ne l’aime pas… Oh, elle doit porter un chapeau ! » Et avec le chapeau, tout s’est arrangé.

Quel a été votre défi le plus difficile, sur Que le spectacle commence ?

Le numéro dit de l’avion New York-Los Angeles, « Take Off with Us », a été le plus compliqué. Je savais que les danseurs devaient se déshabiller au cours de la séquence. Ils commençaient plus ou moins en tenues de répétition, et ils se dénudaient progressivement, jusqu’aux strings pour les hommes, poitrine nue pour certaines femmes. C’était très compliqué de prévoir ce qu’ils allaient enlever, à quel moment. Pour chaque danseur, individuellement, je suis parti de sa propre tenue de répétition, par exemple les jambières, que j’ai stylisées pour le film, en faisant en sorte qu’elles recouvrent un sous-vêtement répondant aux exigences de Fosse pour le déshabillage de la seconde partie. Un vrai casse-tête. En plus, ce numéro est interprété dans la pénombre, avec une maîtrise totale de la couleur, très désaturée, comme à mon habitude… excepté dans Grease !

Grease (1978) est votre film le plus populaire.

Au départ de ce projet, je me suis complètement planté ! J’avais conçu des costumes très urbains et réalistes. Alors qu’il s’agissait d’un groupe de lycéens dont certains avaient dû se faire teindre les cheveux gris, tellement ils étaient âgés pour leurs rôles ! C’était totalement irréel, et j’ai commis l’erreur d’être trop réaliste. Allan Carr, le producteur, a vu mes maquettes et m’a crié : « De la couleur ! Je veux plein de couleurs ! » J’ai alors totalement changé ma palette, en employant des couleurs que je n’ai jamais utilisées avant ni après, délibérément très pures, primaires, très vives, y compris du rose ou du turquoise. C’est ce qui a permis de s’évader du réel. Et c’était en phase avec la reconstitution d’époque (les années 1950). À partir de là, j’étais complètement libre de mes choix. Et dès les répétitions, j’ai travaillé très étroitement avec Patricia Birch, l’excellente chorégraphe. Tous les personnages secondaires, jusqu’aux figurants, étaient très caractérisés : ils avaient tous un nom et une façon d’être vêtu. J’ai la conviction que l’arrière-plan est aussi important sinon plus que le premier plan. Le personnage principal joué par Travolta est toujours en jeans, mais il doit être capable de bouger dedans. Dans le numéro « Greased Lighning », où ils sont censés être en salopettes, j’ai stylisé leur tenue. Tout était en tissu extensible, et avec un aspect un peu exagéré.

Dans un film dansé, les chaussures sont importantes…

C’est généralement notre bête noire. S’ils ne sont pas à l’aise dedans, ils ne pourront pas danser. On doit souvent tricher. Dans le grand numéro de danse, Travolta a des baskets maquillées en souliers vernis ! Ils doivent être capables d’exécuter tous les pas prévus, ce qui ne peut être résolu qu’en expérimentant. Les acteurs vous diront immédiatement si les chaussures leur conviennent. La meilleure façon de procéder est de déguiser une chaussure de ville en chaussure de danse, juste pour la séquence musicale.

Dans ce film, Travolta est toujours en noir.

Oui, la couleur noire en opposition avec toutes ces couleurs vives, c’est quelque chose d’infaillible ! De toute façon, c’est d’emblée la couleur de son personnage. Quant à Olivia Newton-John, qui est gentillette et vêtue de teintes pastel pendant tout le film, elle se métamorphose à la fin une sirène provocante — elle n’en pouvait plus d’attendre ce moment ! — et, pour cela aussi, le noir s’est imposé. Du coup, vous avez ces deux silhouettes sombres au milieu des autres personnages bariolés… et devinez ce qui va attirer votre regard ? Le couple !

Vous avez participé à un étrange projet, le remake du Chanteur de jazz, avec Neil Diamond.

Neil était un homme de spectacle, habitué à un certain look. J’ai eu pour collaborateur — et il fut d’une grande aide — le créateur de tous ses costumes de scène. Neil n’était pas à l’aise en tant que comédien. Or il est capital que les acteurs (ou les danseurs) oublient leur costume dès que ça tourne. Quand je travaille avec un chanteur comme lui, la première question que je me pose est : est-ce qu’il saura jouer la comédie ? Le plus souvent, ce n’est pas le cas ! Cela rassurait Neil de mettre des tenues qui ressemblaient à celles de ses vrais concerts.

Vous avez travaillé sur un autre musical très original, Across the Universe (2007), évocation des années 1960 sur la musique des Beatles.

La première chose que m’a demandée Julie Taymor, c’est : « Pourquoi voulez-vous faire ce film ? Vous avez déjà tout fait ! » Je lui ai dit qu’il n’en était rien, que chaque projet était différent… J’avais très peur qu’ayant été elle-même créatrice de costumes, elle ne me confie que les tenues de ville, et pas celles des numéros musicaux. En fait, pas du tout. J’ai d’ailleurs eu beaucoup plus de problèmes avec les costumes de ville, alors que je me suis senti très à l’aise pour les autres ! Elle était très précise, et connaissait son découpage à la mesure près. Par exemple pour la scène très complexe du bal des étudiants, nous avons pris un temps fou à concevoir chaque costume dans ses moindres détails, en recommençant les teintures quand ça n’allait pas. Mais elle avait son découpage tellement en tête qu’elle l’a entièrement tournée en deux heures ; c’était inouï, après toutes ces semaines de préparation. Comme quoi, je dois fournir un travail parfait, que le plan dure trois secondes ou plusieurs minutes. Nous avons beaucoup répété avec des maquettes de costumes provisoires, que j’ajustais au fur et à mesure avant de passer à la fabrication des véritables costumes. C’était un luxe, pour moi, de pouvoir élaborer un prototype, avant l’exécution des tenues définitives, selon les exigences de Julie Taymor.

Quels sont les pièges que vous avez découverts en travaillant sur des musicals ?

La transpiration est un vrai problème ! Dans Que le spectacle commence, quand ils dansent sur les échafaudages, certains motifs peints sur les costumes ont commencé à couler à cause de la sueur. Il fallait les retoucher entre les prises. Je me suis dit : plus jamais ça ! Du coup, dans la séquence finale, avec les vaisseaux sanguins, rien n’était peint, chaque veine était brodée sur le costume ! C’est un problème que l’on doit garder à l’esprit. Certaines couleurs masquent les auréoles sous les bras. On utilise aussi des protections absorbantes aux aisselles. Mais le principal souci, c’est le maquillage. Heureusement, le plus souvent, la scène est découpée, et le réglage de chaque plan laisse le temps de réparer les dégâts.

Dans un musical, le découpage doit être minutieusement prévu à l’avance ?

Justement, non ! Je ne suis pas toujours mis au courant du découpage. Ce qu’on connaît avant, ce sont les mesures de la musique et de la chorégraphie. Et encore ! Sur Grease, on tournait un peu au jour le jour… Le grand finale, « You’re the One That I Want », n’a été décidé que deux semaines avant ! Tout ce que je savais, c’est qu’il y aurait une fête foraine, que lui porterait l’une de ses tenues habituelles et qu’elle serait transformée en vamp… Puis j’ai imaginé ce que porteraient les autres. Mais en réalité, ce film a été tourné à toute vitesse, en prenant des tas de décisions à la dernière minute. Il n’y a pas eu des semaines de répétitions acharnées, comme de coutume pour les comédies musicales. Quand je raconte ça, personne n’y croit. Mais vous savez quoi ? Je pense que c’est ce qui en a fait un bon film ! Pat Birch travaillait très vite et quand on analyse sa chorégraphie, les deux stars n’ont pas des danses très compliquées : mais ils ont une spontanéité incroyable, justement, et tout danse autour d’eux.

Cela a dû vous changer de Bob Fosse !

Et comment ! Avec lui, tout se basait sur des répétitions très intenses. Le numéro des deux filles dans l’escalier a l’air insouciant et presque improvisé, il l’a répété inlassablement, jusqu’à en être totalement satisfait. C’était un chorégraphe avant tout, d’une précision mathématique. Si quelque chose n’allait pas, on avait toujours le temps de trouver une solution, car c’était en répétition. C’est même extraordinaire de voir qu’il est devenu un si bon metteur en scène : Cabaret, Lenny, Que le spectacle commence

Quelle était selon vous sa meilleure qualité, en tant que réalisateur ?

Il savait parler aux acteurs. Je voyais bien comment il allait leur parler à l’oreille… Il avait une vision qui ne se limitait pas aux numéros musicaux. C’est toujours lui qui décidait le cadre. Je me souviens d’une séquence, dans Que le spectacle commence, où il avait multiplié le nombre de cadrages ; il disait : « Vous verrez, je les utiliserai tous au montage ! » Et c’est ce qu’il a fait. Ce n’était pas pour se couvrir. Il montait le film dans sa tête et savait exactement ce dont il avait besoin. C’est le meilleur metteur en scène avec qui j’aie jamais travaillé. Il savait tout faire, même danser en talons hauts !

 

Tous les remerciements de l’auteur à Skopia Films et à Heath Daniels.
Un article publié dans le numéro d'octobre 2018 de la revue Positif, en partenariat avec la Cité de la musique-Philharmonie de Paris

 

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