Installé à Paris à la fin de la Première Guerre mondiale, Cole Porter a souvent puisé son inspiration dans les clubs et cabarets de Pigalle. Certaines de ses plus belles chansons y sont nées.
Une rumeur persistante veut que le célèbre compositeur et parolier de comédies musicales Cole Porter ait débarqué à Paris un jour de 1917 et se soit engagé dans la Légion étrangère. Que venait faire l'égal des George Gershwin, Irving Berlin, Jerome Kern ou Richard Rodgers dans cette galère ? Et cet épisode guerrier, colporté plus tard par le grand Cole, est-il seulement vrai ?
Porter s'installe à Paris et se marie avec la très belle et très fortunée Linda Thomas en décembre 1919 à la mairie du XVIIIe arrondissement. Ils emménagent bientôt 13 rue Monsieur (VIIe), dans une maison de 800 m2 aménagée par Linda avec un goût parfait. Pendant près de vingt ans, Paris demeure le point d'ancrage du couple. De là, il rayonne à Londres, New York, sur la Riviera, à Rome, Venise, donnant de somptueuses fêtes, entourés de la jet set internationale.
Un soir de 1925, Porter pousse la porte du Grand Duc, un cabaret situé 52 rue Pigalle et s'installe seul à une table. L'hôtesse des lieux est la chanteuse et danseuse noire américaine Ada Smith, surnommée Bricktop. Sans se douter de l'identité de son visiteur, elle interprète l'une de ses compositions, « I'm in Love Again » . Cole Porter l'applaudit et revient les jours suivants, en compagnie de sa femme et de ses amis (dont le Prince de Galles, l'Aga Khan, Elsa Maxwell et autres célébrités). Pigalle devient l'endroit à la mode, Bricktop est lancée, elle monte un club à son nom et, à la demande de Porter, donne des cours de charleston à ses amis de la haute société. Une amitié se noue. Lorsque Bricktop est invitée à un grand bal de charité à l'Opéra, Porter, grand seigneur, lui offre une superbe robe de chez Molyneux.
Vers 1932-1933, il lit dans un journal anglais que l'on s'apprête à pendre une certaine Miss Otis. Sous le coup de l'émotion, il se rend chez Bricktop et lui raconte l'histoire. Quelques jours plus tard, Porter lui annonce avoir écrit une chanson, « Miss Otis Regrets She's Unable to Lunch Today » . Bricktop la chantera toute sa vie.
Avec seulement 18 mesures et sans couplet, ce morceau triste, empli d'émotion, est l'un des plus courts que Porter ait jamais composés, lui le spécialiste de thèmes de 64 mesures. Cette histoire de femme délaissée, condamnée à mort pour avoir tué son amant, est créée à Londres en 1934 par Douglas Byng dans la revue Hi-Diddle-Diddle.
En 1962, Nancy Wilson, loin de ses interprétations de jazz, en donne une version sobre, avec un accompagnement très classique :
Patti Austin la transforme en gospel :
Les shows télévisés de Fred Astaire avec la danseuse Barry Chase entre 1958 et 1968 ont donné quelques belles pépites. Leur version dialoguée de « Miss Otis Regrets » dans Astaire Time (télé, 1960) est un petit chef-d'œuvre d'humour (et de danse bien sûr), digne des meilleures prestations cinématographiques d'Astaire :
Pour une autre de ses grandes chansons, « Love for Sale », Cole Porter a encore trouvé l'inspiration dans un club de Pigalle : le Zelli's, rue Fontaine. C'est Bricktop qui le raconte : « Quand Cole demande à l'une des entraîneuses ce qu'elle fait, elle répond : 'I've got love for sale' (j'ai de l'amour à vendre). C'était un grand titre. »
Créée en 1930 par Kathryn Crawford dans le musical The New Yorkers, « Love for Sale » sera, selon Porter, l'une de ses compositions préférées. Il y revient à son format usuel, le refrain de 64 mesures et à l'alternance de mineur et majeur. À cause du sujet traité (la prostitution), ce morceau sera interdit de radio aux États-Unis pendant plusieurs années. Les jazzmen ont investi massivement ce thème, ainsi en 1958 quand le saxophoniste alto Cannonball Adderley invite le trompettiste Miles Davis. Hank Jones est au piano.
Une version chantée ? Qui d'autre que Billie Holiday pour en détailler les paroles ?