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Entretien avec Isabelle Kalinowski : La Mélodie du monde

Publié le 26 avril 2024 — par Isabelle Kalinowski

— Isabelle Kalinowski présente La Mélodie du monde

Éditions de la Philharmonie
Isabelle Kalinowski présente La Mélodie du monde

La Mélodie du monde a vu le jour à la suite d’un livre précédent, La Parole inouïe, un livre paru l’année dernière, en 2022, autour des recherches que Franz Boas avait faites aux États-Unis sur des textes amérindiens. La question qui s’était posée était de savoir pourquoi Boas avait collecté en aussi grand nombre des chants, des mythes, des textes qu’il avait édités des centaines de pages durant, et à cette occasion, quelque chose avait retenu mon attention et celle de la coauteur du livre précédent, Camille Joseph, à savoir le fait que Boas incluait aussi des partitions dans ses transcriptions de textes. Le travail que Boas avait fait pour essayer, disons, de pérenniser et de laisser des traces de langues qui étaient, selon lui, effectivement en voie de disparition, s’était accompagné d’un travail d’écoute, non seulement des langues, mais aussi des musiques, des mélodies, des chants. Et je me suis aperçu, en creusant cette question, que Boas avait développé toute une théorie autour de la question de l’écoute. Une théorie qui s’appliquait aussi bien à l’écoute de langues inconnues comme les langues indiennes, qu’à l’écoute de musiques inconnues comme ces musiques indiennes. La confrontation avec ces langues, avec ces musiques qui sont complètement méconnues et qui, au départ, déroutent beaucoup ceux qui commencent à s’y intéresser, a des répercussions très fortes sur la conception des paradigmes linguistiques et musicologiques. Alors, très concrètement, Boas va par exemple s’intéresser à la question des transcriptions des langues indiennes, à la question de comment concevoir des formes de grammaire de ces langues, avec l’idée qu’il faut peut-être inventer quelque chose de nouveau qui ne correspond pas au schéma canonique des grammaires conçues à l’origine pour les langues de la tradition gréco-latine antique. Boas, de la même manière, va s’interroger sur le rapport entre ces musiques, et ça, c’est vraiment la question qui va passionner tous ses collègues musicologues. Il va s’interroger sur la question de savoir si les musiques indiennes relèvent ou non de ce qui est au cœur du système musical européen, c’est-à-dire l’harmonie. Et la question qui va se poser, c’est de savoir si ces musiques-là peuvent être ou non rattachées à des formes d’harmonie, ou si, lorsqu’on entend des harmonies dans ces musiques, comme certains premiers auditeurs européens ou américains de ces musiques-là, la question, c’est de savoir s’il n’y a pas une projection des catégories harmoniques européennes sur des musiques qui en fait, ne relèvent pas du système harmonique. C’est la raison pour laquelle, peu à peu, ces savants sont amenés à valoriser de plus en plus la question de la mélodie et à voir que la mélodie, en revanche, constitue un phénomène universel. Ce qu’on voit, c’est que la psychologie de la Gestalt trouve son origine, notamment dans ces premiers travaux sur les musiques extra-européennes, dans la recherche d’un outil alternatif permettant de penser l’existence d’autres musiques sans tomber dans des schémas évolutionnistes qui verraient le couronnement de la musique dans la musique harmonique. Il faut bien prendre conscience qu’à l’époque, les savants dont il est question dans ce livre n’étaient pas ce qu’on pourrait croire aujourd’hui, des dilettantes qui s’intéressaient à beaucoup de domaines à la fois. C’étaient des gens qui conjuguaient de véritables spécialisations dans différents domaines. C’est une chose dont on a peine, aujourd’hui, à mesurer l’ampleur, parce qu’on est tellement allés vers des formes de spécialisation plus grandes qu’aujourd’hui, même si on pratique beaucoup l’inter- ou la transdisciplinarité, on n’arrive pas à prendre la mesure des compétences conjuguées qui pouvaient être celles des savants dont il est question dans ce livre. En fait, ils avaient de véritables compétences de musicologues, de véritables compétences de linguistes dans le cas notamment de Boas, de véritables compétences anthropologiques et dans le cas de Carl Stumpf, dont on parle dans ce livre, c’est quelqu’un qu’on lit comme un des fondateurs de la phénoménologie, un grand philosophe, un grand psychologue. Erich von Hornbostel s’est beaucoup interrogé sur la place du rythme dans les musiques extra-européennes qu’il a étudiées, notamment à propos des musiques africaines. Fallait-il définir des musiques comme les musiques africaines de prime abord par un agencement rythmique ou pas ? Hornbostel a décidé en quelque sorte de prendre le contre-pied de ce qui pouvait être une catégorisation un peu hâtive de certaines musiques d’abord par le rythme, et il s’est intéressé à la question du geste. Donc ça, c’est la question qui rejoint la danse, mais qui va aussi au-delà des questions de danse. Ça va aussi jusqu’au geste de la parole, en fait, dans lequel sont inscrits des automatismes dont on n’a pas toujours conscience. Ces auteurs s’interrogent beaucoup sur l’apprentissage, la possibilité d’un apprentissage de gestes qui ne sont pas les gestes dans lesquels on a grandi, dans lesquels on a été éduqués.

Entretien : Tristan Duval-Cos
Réalisation & montage : Laurent Sarazin - Imaginé productions
© Cité de la musique - Philharmonie de Paris

À l’occasion de la parution de La Mélodie du monde aux Éditions de la Philharmonie, Isabelle Kalinowski revient sur la naissance de l’ethnomusicologie allemande à l’orée du XXe siècle.

Entre Berlin et New York, autour de 1900, un intérêt nouveau pour les musiques extra-européennes donne naissance à ce qui ne s’appelle pas encore l’ethnomusicologie. Le passage d’une troupe de danseurs musiciens amérindiens en Allemagne est pour l’anthropologue Franz Boas et le philosophe Carl Stumpf l’occasion d’un bouleversement des évidences. Comment «

À leur suite, musicologues (Erich von Hornbostel) puis sociologues (Georg Simmel, Max Weber) tirent parti des recherches sur l’acoustique et la perception pour affiner leur écoute des rythmes et mélodies du monde. Dans ce moment historique où différentes sciences font alliance, la persistance de schèmes coloniaux et de hiérarchies brutales coexiste avec de singulières soifs d’expérimentation de pensée, au contact de réalités mal connues.

Isabelle Kalinowski, La Mélodie du monde: les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. «La rue musicale», 2023.

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Isabelle Kalinowski

Germaniste et directrice de recherche au CNRS (Laboratoire Pays germaniques de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm), Isabelle Kalinowski est autrice de travaux sur Franz Boas.

  • Entretien : Tristan Duval-Cos
  • Réalisation & montage : Laurent Sarazin - Imaginé productions
  • © Cité de la musique - Philharmonie de Paris