Philharmonie de Paris - Page d'accueil

Colloque Metal et metalheads : des mythes et des rites - Entretien avec Førtifem

Publié le 23 mars 2024 — par Tristan Duval-Cos

— Regarde les hommes tomber - © Førtifem

Adrien Havet & Jesse Daubertes travaillent dans l’illustration, sous le nom de Førtifem. On leur doit les vitraux de la chapelle de l’exposition Metal de la Philharmonie de Paris, et ils interviendront dans le colloque consacré au genre, organisé les 5 et 6 avril 2024.

Le metal comme genre de musique se caractérise par une identité visuelle marquée. Comment vous êtes-vous approprié cette identité et quelles en sont selon vous les caractéristiques majeures ?

Førtifem

Le metal est une musique qui s’est toujours différenciée des autres styles musicaux par sa propension à l’excès. Dès sa naissance, les premiers riffs, première agression amplifiée en soi, accompagnaient déjà des histoires de morts, d’angoisses, de peurs. Depuis, en plus de 50 ans, toujours dans une liberté absolue et une décomplexion totale, le metal n’a cessé de développer autant d’esthétiques, d’identifiants visuels et de symboles que le style musical a fait naître de sous-genres. En terme d’imagerie, quand le death metal puise ses influences dans les films d’horreur et la litterature, le black metal les tirera des paysages ou de la religion, le hardcore des inégalités sociales et de la maitrise de soi, alors que le power metal par exemple s’inspirera des œuvres d’heroic fantasy ou de science fiction. Il n’y a pas tellement de vraies limites à cet excès tant même certains sous-genres s’affranchissent de la morale ou de la loi à proprement parler.

Comme sur une veste à patches, chaque fan de metal se constitue une bibliothèque de groupes, pour constituer son propre metal. Au même titre, la musique de chaque groupe naît d’un carrefour d’autres influences, qu’elles soient musicales, metal ou non, cinématographiques, sociales, littéraires, ou autres... Le rapport à la musique étant profondément personnel et le moyen d’expression étant radical, on dit souvent au final qu’il y a autant de Metal que de Metalheads. Si ça ne prend pas beaucoup de temps à apprendre à en distinguer les codes majeurs, il est plus difficile d’avoir à expliquer les subtilités. Et comme les sous-genres de metal s’avèrent être profondément différents, il est très fréquent que les artistes visuels optent – malgré eux – pour une spécialisation dans telle ou telle scène, ou c’est parfois la technique qu’ils utilisent qui donnera la transversalité à leur travail, les peintres et les artistes digitaux changeant parfois leur palette en fonction du genre.

Par exemple, notre travail d’illustration, une gravure détaillée, quasi médiévale, pourra autant plaire aux blèmes et impérieuses pochettes de black metal en dessinant des architectures et des paysages qu’aux violentes et intenses pochettes du death metal, en illustrant des abominations macabres. Là où de subtiles gammes chromatiques, symboles et thématiques parviennent presque à rendre identifiable chaque genre, l’imagerie du metal répond à autant de micro-codes qui deviennent rapidement évidents à force de les côtoyer. Le plus délicat reste à apprendre à se les réapproprier de manière pertinente et originale. Une pochette doit retranscrire finement l’excès d’une musique, représenter l’identité profonde d’un groupe, et l’inscrire dans son sous-genre en la démarquant des autres. Quand on crée une pochette avec un groupe, on sait qu’on attend beaucoup plus d’un artwork dans le metal que dans beaucoup d’autres genres musicaux : on implique d’un rapport à l’image si important pour un style de musique qu’on a accepté que chaque metalleux puisse porter au quotidien les pochettes de ses albums préférés sur ses tee-shirts.

Le metal est un style musical mais également esthétique, qui joue beaucoup sur la modification et le travestissement des corps. En quoi votre pratique du tatouage s’inscrit-elle dans cette dimension ?

Førtifem

Déjà il faut dire notre pratique du tatouage est assez humble. Nous avons eu envie à un moment de nous investir dans ce domaine mais partager notre temps entre l’illustration et le tatouage s’est avéré plus ardu que prévu et après quelques temps à jongler entre les deux nous nous sommes recentré sur l’illustration à temps plein. Pour le moment on espère, car la pratique du tatouage est toujours quelque chose qu’on affectionne grandement, avoir l’honneur de dessiner de façon définitive sur une personne a un tout autre poids que d’illustrer un album qu’il ou elle apprécie ou le tee-shirt qu’il ou elle porte. Ceci dit nous sommes aussi collectionneurs de tatouages et cela est tout aussi lié à notre amour pour l’esthétisme du metal. On a sur nous quelques pochettes de disques, ou références à des groupes qui nous ont accompagnés dans nos grands moments comme dans nos instants de peu. Le metal est souvent un bon compagnon, et c’est une façon très fréquente de lui rendre hommage. Ça nous est même déjà arrivé d’autoriser des fans d’un groupe qui nous le demandaient, de leur transmettre une pochette qui n’était pas encore sortie, pour qu’ils se la fassent tatouer, comme pour prouver la valeur de leur amour pour le groupe.

Comme on l’évoquait, le metal est le fruit d’une introspection intense qui donne naissance à une retranscription excessive, et on peut presque en dresser une analogie avec le tatouage. Qu’un symbole, une idée ou un souvenir soit si cher à la personne qu’on puisse un jour décider de l’inscrire en soi pour toujours, et pouvoir présenter au monde ce dévouement. Il y a un coté absolu qu’on retrouve chez les metalheads, dans le choix des mots. Les plus fans sont des die-hard, les fans sont des « vrais », et périssent les « poseurs », ces amateurs en dilettante. Quand on est un vrai, on l’est pour la vie, et c’est cette notion jusqu’au-boutiste qu’on peut retrouver avec le tatouage. On oublie certains tattoos qu’on a, parfois on les recouvre parce qu’on ne les aime plus ou parce qu’on a changé, mais quelque part, ils feront toujours partis de nous. C’est vrai aussi que le tatouage fait partie du package stéréotype du metal. Comme on se pare de références sur les t-shirts, sur les vestes à patchs, c’est presque évident d’avoir à parer sa peau des mêmes amulettes. Et qui sait, peut-être pour que les paroles qui nous accompagnent depuis toujours puissent un jour être lues sur notre peau. Une des particularités aussi du metal, c’est aussi qu’il est plutôt fréquent d’entendre de la bouche d’un ou d’une metalhead que tel ou tel album lui a sauvé la vie. C’est peut être une des raisons simples pour expliquer cette dévotion.

Le metal joue beaucoup avec les codes du sacré, alors qu’il est également un genre transgressif. Vous avez réalisé les vitraux de la « chapelle » de l’exposition de la Philharmonie, comment vous êtes-vous emparés de cette question du sacré dans son rapport à l’esthétique du metal ?

Førtifem

Pour qu’un genre soit transgressif il faut quelque chose à transgresser, et maîtriser ou se baser sur des codes pour pouvoir les détourner de façon pertinente et provocante c’est la base de toute proposition créative qui se veut dissonante ou disruptive. Proposer des codes visuels identifiables par un plus grand nombre et y proposer un contenu inattendu est un exercice qui nous plait beaucoup. Nous avons été invités à participer à la conception de cette exposition par le biais des scénographes, Clémence La Sagna et Achille Racine, qui, dès le départ, ont eu l’idée de s’inspirer de la structure de monuments religieux pour l’agencement de l’espace. Avant de parler riffs et amplis, on a parlé de géométrie sacrée et d’architecture sainte, parce qu’ils avaient compris le rapport quasi religieux qu’ont les metalheads avec leur musique.

On a alors rapidement commencé à penser l’exposition comme futur lieu de pèlerinage. On a repris le vocabulaire, les codes, on parlait de retable, de vitraux, de saints, tout en veillant ni à froisser l’église ni la scène par des codes employés maladroitement. Ça nous paraît essentiel de connaître les choses qu’on veut dévoyer, et de respecter les choses qu’on détourne. D’autant qu’on sait que les metalheads, nos pèlerins, connaissent leurs textes et leurs saints, on a veillé à éviter tout blasphème avec toutes les équipes ! Avec les commissaires et les scénographes, on a commencé par essayer de penser les vitraux comme des hommages à chacun des sous-genres mis en valeur dans l’exposition, et à chaque vitrail, la mise à l’honneur d’une icône disparue, accompagnée de tout autant de références du sous-genre. On a alors rassemblé des dizaines d’albums et de groupes phares, et les avons organisés, une icône après l’autre, dans ces vitraux, dans un composite vivant et contemplatif. La peur du blasphème, c’était en mettre un dans la mauvaise chapelle, et la peur d’en laisser un de côté, tant on sait l’importance qu’a pu avoir chacun des albums auxquels on réfère dans la vie d’un visiteur. Du coup, notre périple entre iconographes et archivistes a commencé dans les couleurs des vitraux victoriens du XVIIIe siècle et terminé dans d’interminables pages de forums et de classements d’albums. L’autre enjeu ensuite, c’était de faire cohabiter harmonieusement autant de pochettes cultes et d’éléments disparates allant de la saucisse à l’archange, pour créer le plus vibrant des hommages à chacun de ces sous-genres.

— Vitrail de l’exposition Metal à la Philharmonie de Paris - © Førtifem

Quelle est l’influence de l’art classique et religieux dans votre travail graphique et sur le tatouage ?

Førtifem

Via nos années d’histoire de l’art on a nourri un réel amour pour l’art classique. Artistiquement il y a peu de choses qui nous émeuvent plus que de voir pour la première fois physiquement un tableau qui nous a fasciné au détour d’un livre ou d’une carte postale. De le voir vibrer de ses vraies couleurs, d’observer son glacis et ses nuances, on peut plonger longtemps dans les plis d’une toge carmin dont on sent le satiné et l’accroche aux ombres et aux lumières. De la même façon, quand on est en voyage, on se précipitera dans une belle église dans l’espoir de se retrouver devant un tableau ou un vitrail qui nous touchera. Mais sans trop de surprise ce sont souvent les œuvres les plus sombres dans leur thématique qui nous avalent, celles qui évoquent les enfers ou le surnaturel, le Tourment de Saint-Antoine de Michel-Ange, les mondes infernaux de Jérôme Bosch, le cauchemar de Füssli... Des œuvres qui à nos yeux rivalisent émotionnellement sans difficulté avec n’importe quel film d’horreur actuel.

Outre les tableaux on a un grand amour de la gravure et des mondes de Gustave Doré et Albrecht Dürer notamment, c’est eux qui ont forgé beaucoup des notions qu’on affectionne dans l’art religieux. Cette façon qu’ils ont de représenter cela de façon flamboyante mais souvent tortueuse, l’épique d’une Apocalypse ou le démesuré d’un cercle de l’Enfer, tout cela construit avec uniquement le contraste que peuvent avoir de multiples lignes noires sur un fond blanc... une méthode laborieuse mais qui offre la possibilité d’imprimer plusieurs exemplaires de la même œuvre, ce qui la rend plus diffusable mais moins noble aux yeux de beaucoup. Cette condition ajoute quelque chose d’encore plus émouvant à nos yeux. Tout cela pour dire que l’œuvre de ces maîtres graveurs a été un terreau commun à la base de notre travail, cette envie de représenter des univers sombres de façon solennelle, avec juste le contraste et l’équilibre des lignes noires et avec ce que cela implique de labeur et de minutie, même si on reste pour notre part principalement sur papier ou écran et non sur plaque de bois ou de cuivre. On est bien évidemment pas les premiers à avoir été fascinés par ce bel équilibre quand on voit le nombre de pochettes de metal reprenant des œuvres de Gustave Doré, il ne s’imaginait sûrement pas qu’il deviendrait l’artiste le plus représenté dans ce domaine.

Au-delà du son, le metal est un genre marqué par son esthétique visuelle, comment, selon vous, se transpose au niveau visuel une esthétique sonore ?

Førtifem

On plaisante souvent sur la responsabilité qu’ont les artistes visuels quand ils et elles acceptent de prendre en charge le visuel d’une pochette de disque : c’est comme si on demandait en toute confiance à une autre personne de choisir le prénom d’un enfant que deux parents auront conçu, attendu, et accueilli : à partir de maintenant, le monde pensera à l’enfant en visualisant ce prénom. Des artistes musicaux demandent à des artistes visuels de synthétiser leur œuvre sonore de manière picturale et le plus fidèlement possible. Parfois, même, sans l’avoir entendu dans sa forme finale. C’est cette même pochette qui fera qu’on choisira ou qu’on achètera un disque, pour l’univers ou l’aura qu’elle dévoile, parfois aussi sans l’avoir entendu, ou même sans jamais en avoir entendu parler. Et qui parfois rendra un groupe populaire, ou connu, parce que la pochette aura tapé dans l’œil de la bonne personne. C’est là toute notre responsabilité en tant qu’artistes, de façonner comment la musique sonne alors qu’elle ne joue pas encore. Au risque de paraître cynique, on peut presque parler de marketing, tant c’est cette partie visuelle qui prend le relais lorsque la musique ne joue plus. C’est là que le visuel devient un produit dérivé, un code fédérateur et aussi une source de revenu primordiale pour les musiciens à l’ère du streaming.

Le metal est une musique introspective, excessive et d’une grande puissance, qu’elle soit subtile ou exubérante. Quand des groupes viennent voir un ou une artiste pour avoir sa signature sur leur pochette, il faut en tant qu’artiste, si on accepte de le faire, souvent essayer de remonter leur processus créatif personnel, parce que certains musiciens pensent visuellement, d’autres absolument pas. Connaître son histoire d’art pour apprendre à en démêler les influences, connaître les œuvres qui ont été créées avant nous, musicales comme picturales, et trouver comment retranscrire visuellement l’expression de leur musique de manière pertinente et unique. Il faut apprendre à s’approprier l’excès et la subtilité du metal comme on apprend à s’habituer à l’attaque d’un piment, pour pouvoir retranscrire ou suggérer toute la finesse de son agression. Et c’est très amusant quand on y pense, la liberté et l’amplitude intrinsèque de l’imagerie du metal : en tant qu’artiste on peut passer un mardi à dessiner un paysage paisible et le lendemain, des entrailles en flammes.

Ensuite, au-delà de tout ça c’est aussi un excellent échange de bons procédés. Ils font de la musique, on fait des images, on aime leur musique, ils aiment nos images, collaborons. Quand on en discute entre pairs, l’analogie du mercenariat revient parfois. Chaque metalhead est la somme d’influences, d’histoires, de groupes, d’albums, et c’est souvent par affinités que ces collaborations naissent. Ce qui rend forcément la transposition plus simple et organique. Comme à nous parfois, ça nous arrive d’éconduire des artistes parce que nous ne sommes pas sensibles à leur musique, et avec cette responsabilité et la grande variété d’artistes en activité, on pense qu’il vaut mieux ne pas faire que mal faire. La vraie réponse à cette question « Comment transposer au niveau visuel une esthétique sonore ? » c’est surtout en espérant arriver le mieux possible à prolonger l’effet de la musique quand elle s’arrête, puisse le public trouver un écho sensible et juste dans la pochette qui la représente dorénavant.


Metal. Diabolus in musica, Milan Garcin & Corentin Charbonnier (dir.), Paris, Éditions de la Philharmonie/Gründ, 2024.

Commander le catalogue de l’exposition

Tristan Duval-Cos

Responsable des colloques & conférences à la Philharmonie de Paris

  • Propos recueillis par Tristan Duval-Cos