Entre 1957 et 1960, dans le contexte de l’indépendance du Ghana et du Nigeria, une jeunesse avide de liberté s'adonne au highlife. Cette conception esthète et bohème où la vie n’est que danse et musique permet l’éclosion d'un style nouveau et d’un jeune musicien répondant au nom de Fela Anikulapo-Kuti…
Le highlife donne le ton de la modernité dès les années 1920 dans la colonie anglaise de la Gold Coast, rebaptisée Ghana dès son indépendance en 1957. Cette musique est alors jouée sous trois formes principales: par des fanfares militaires, des ensembles de guitares ou de grands orchestres citadins. Ces derniers animent les bals organisés pour les membres de la haute société coloniale et métisse. L’accès y est payant, réservé aux hommes portant habit et chapeau, les dames rivalisant de toilettes. Leur «belle vie» («highlife») va qualifier l’ensemble du genre musical.
L’arrivée et le séjour de soldats américains et caribéens au Ghana durant la Seconde Guerre mondiale forge les canons du highlife moderne. Les danses élaborées outre-Atlantique par des Afro-descendants, comme le calypso, le font évoluer. Le saxophoniste et trompettiste ghanéen E.T. Mensah (1919-1996) y contribue de manière décisive en introduisant les percussions afro-américaines dans ses orchestrations. Il sera le principal promoteur du highlife au Nigeria.
Dans les années de transition conduisant à l’indépendance du Nigeria (1957-1960), les musiciens ibos de Lagos se réapproprient le style de E.T. Mensah. Leur «Ibo highlife» est plébiscité par le public des dancings comme celui de l’Empire Hotel– qui deviendra le premier «Afrika Shrine» de Fela en 1972. L’ajout de percussions locales débouche sur la version nigériane du highlife, qui devient la musique à danser des années d’indépendance du pays. Dans ses enregistrements des années 1960, Fela se conforme à ce style.
Passé son diplôme au Trinity College of Music de Londres en 1963, Fela retrouve à Lagos une scène highlife florissante. Avide de reconnaissance, il y déploie tous les moyens pour se faire un nom, fondant un nouveau groupe, The Koola Lobitos (qui peut se traduire par «Les Cool petits loups»). Mais la concurrence est rude face aux stars du genre: Dr Victor Olaiya, Cardinal Rex Lawson, Eddy Okonta, Victor Uwaifo, Zeal Onyia, Roy Chicago ou Bobby Benson.
Fela ne peut envisager une carrière lucrative de jazzman à Lagos. Il s’en tient donc au highlife, qui fait danser son public d’étudiants. Son style affecte la rondeur cuivrée des orchestres de l’époque. Le jeu souple au tempo sage s’harmonise à l’ambiance des dancings huppés, où se retrouvent les nouvelles classes dominantes de l’Afrique fraîchement décolonisée. Les paroles des chansons restent souvent superficielles. Ainsi, dans «Ye se» («Arrête!» en yoruba), Fela lance un avertissement pour qu’on arrête de le chatouiller, parce que quand on le chatouille, ça le rend chatouilleux… Son répertoire encourage simplement à mordre la vie à pleines dents.
La vogue du highlife au Nigeria décline avec la guerre civile du Biafra (1967-70). Le genre est en effet identifié comme étant la musique des Ibos, sécessionnistes. Aussi leurs adversaires n’hésitent pas à bombarder dans la ville d’Onitsha l’usine de pressage Philips, label phare du highlife. Après la défaite des Biafrais, le highlife sera supplanté par les musiques des vainqueurs: la «juju music» des Yorubas et, dans une moindre mesure, le «fuji» des Haoussas. Parallèlement, la musique de Fela commence à se muscler, notamment par l’invention du concept de l’afrobeat, qu’il développe et promeut dès 1968. On sent dans ses enregistrements de l’époque les prémices de ce que deviendra sa musique au cours de la décennie suivante.
Fela Anikulapo Kuti - Rébellion Afrobeat, Alexandre Girard-Muscagorry, Mabinuori Kayode Idowu & Mathilde Thibault-Starzyk (dir.), Textuel | Musée de la musique-Philharmonie de Paris, Paris, 2022