Après avoir bénéficié d'une formation musicale à l'occidentale, Fela Anikulapo-Kuti invente à partir des années 1960 un son nouveau, mêlant le jazz et les musiques africaines pour créer une identité sonore à la portée tant artistique que politique.
Fela découvre le jazz à Londres entre 1958 et 1963, alors qu’il étudie la musique classique au Trinity College of Music. Formé au piano à l’âge de neuf ans, il a abordé le répertoire religieux instrumental et vocal à l’école secondaire renommée d’Abeokuta que dirige son père, le pasteur I.O. Ransome-Kuti avec sa femme Funmilayo. Par la suite, c’est dans les clubs de Lagos que Fela s’initie aux musiques populaires en vogue au Nigeria. Arrivé à Londres à vingt ans, il accède à une profusion de nouvelles esthétiques musicales. Le cool jazz de Miles Davis, Dizzy Gillespie ou Clifford Brown le passionne et il fait de la trompette son instrument de prédilection. «Amaechi’s Blues», l’un de ses premiers enregistrements, est une variation autour d’un thème de Miles Davis, auquel se greffe un autre thème emprunté à Art Blakey.
De retour au Nigeria, Fela obtient une émission à la radio nationale, la NBC. Ce poste lui donne accès à la discothèque, dont il use et abuse. Il y écoute les artistes qui, comme lui, tentent de marier jazz et musiques africaines. Comprenant qu’à Lagos il ne pourra pas vivre de sa musique en jouant du jazz, Fela n’aura de cesse de chercher un son original tout au long des années 1960. Avec son groupe Koola Lobitos, il lui arrive pourtant de suivre les tendances: en 1966, par exemple, ils accompagnent pour sa tournée au Nigeria le principal promoteur du twist aux États-Unis, Chubby Checker.
Si l’incursion des Koola Lobitos dans la soul music, sous le nom de VC7, est sans lendemain, Fela demeure fidèle à son amour du jazz. Il va ainsi collaborer avec quelques grandes figures. En 1973, il fait venir au Nigeria le trompettiste sud-africain Hugh Masekela, alors exilé politique aux États-Unis. Un grand respect mutuel va lier les deux artistes. Masekela intègre avec brio l’Africa 70 de Fela, qui l’entraîne au Ghana afin de lui présenter son vieil ami, le producteur Faisal Helwani. Celui-ci initie et produit la rencontre entre le trompettiste de renommée internationale et ses jeunes poulains ghanéens du groupe Hedzoleh Soundz. L’album qui en résulte est un modèle de fusion afro-jazz, pionnière pour l’époque.
En 1979, Fela ouvre les concerts de la tournée nigériane du vibraphoniste américain Roy Ayers. Un projet de disque se concrétise entre les deux artistes. Tony Allen, qui vient alors de quitter Fela après treize ans de bons et loyaux services, raconte: «Roy Ayers voulait me prendre comme batteur. Mais je lui ai dit que je ne voulais plus jamais apparaître à la batterie derrière Fela. En revanche, j’étais prêt à enregistrer l’album. Roy Ayers m’a donc embauché comme ingénieur du son pour sa tournée au Nigeria. À la fin de la tournée, il restait trois concerts très importants à jouer à Lagos, quand le batteur de Roy Ayers a décidé de quitter le groupe… Je suis alors devenu le batteur de Roy Ayers.»
À John Collins– musicien anglais vivant au Ghana depuis 1952, ethnomusicologue, chef du département musique de l’Université du Ghana, consultant, producteur de disques, journaliste, écrivain…– qui l’interrogeait sur l’évolution de son style, Fela répondait: «Au début, j’avais une vision limitée de la musique. Les programmes de la radio étaient contrôlés par le gouvernement et l’on écoutait ce que le Blanc voulait bien qu’on écoute. Si bien qu’on ne savait rien de la musique noire. En Angleterre, j’ai été exposé à toutes ces musiques, mais on en était coupé en Afrique. À partir de là, le jazz m’a servi de porte d’entrée dans l’univers des musiques africaines. Plus tard, quand je suis allé en Amérique, j’ai été exposé à l’histoire de l’Afrique, dont je n’avais jamais entendu parler ici [au Nigeria]. C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à comprendre que je n’avais jamais joué de musique africaine. J’avais utilisé le jazz pour jouer de la musique africaine, alors que j’aurais dû utiliser la musique africaine pour jouer du jazz. Ainsi, c’est l’Amérique qui m’a ramené à moi-même.»
Fela Anikulapo Kuti - Rébellion Afrobeat, Alexandre Girard-Muscagorry, Mabinuori Kayode Idowu & Mathilde Thibault-Starzyk (dir.), Textuel | Musée de la musique-Philharmonie de Paris, Paris, 2022