Novateur par la synthèse musicale qu'il réalise entre éléments africains et occidentaux, Fela Anikulapo-Kuti cultive la proximité avec son auditoire populaire. Le chant se fait politique, faisant entendre la voix des opprimés du Nigeria.
Dans les dix premières années de sa carrière, Fela chante essentiellement en yoruba et en anglais. Mais à partir de 1972, il opte pour le pidgin English, un créole tiré de l’anglais parlé dans tout le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique (219 millions d’habitants en 2021). Les conseils de son grand ami d’adolescence J.K. Braimah –son colocataire à Londres, où Fela est allé le convaincre de revenir au Nigeria pour s'occuper de sa carrière– ont vraisemblablement porté leurs fruits. «Lady», chanté en pidgin English et paru en 1972, restera à jamais l’œuvre la plus emblématique de l’afrobeat. Dans ce morceau, Fela oppose à l’image de la femme africaine moderne ce qu’il présente comme une sorte d’idéal de la femme africaine traditionnelle.
Dès lors qu’il s’exprime dans la langue du peuple, Fela peut élargir considérablement son auditoire, notamment dans la mégapole tentaculaire qu’est Lagos. Parallèlement, les thèmes de ses chansons prennent un tour de plus en plus critique et politique. Il aborde beaucoup plus librement les préoccupations du petit peuple, le fait rire, s’indigner ou réfléchir sur des thèmes touchant l’ensemble de la société nigériane. Avec J.J.D. (Johnny Just Drop), enregistré dans l’intimité de sa maison, la «République de Kalakuta», devant la communauté qui l’habite, Fela aborde un thème récurrent de son œuvre. Il se moque de l’élite africaine qui se rend ridicule à force de prétendre ostensiblement à une éducation et un mode de vie à l’européenne.
Fela cultive la proximité avec son auditoire populaire, dont les préoccupations trouvent un écho direct dans les thèmes de ses chansons. La soirée hebdomadaire de concert baptisée «Yabis Night» à l’Afrika Shrine est ainsi consacrée à l’échange entre Fela et son public, sur des sujets choisis par l’artiste, principalement en mode humoristique. Yabis étant l’exercice de la plaisanterie immodérée, chacun est invité à rire et renchérir de bons mots. Or à ce jeu, Fela est imbattable.
À mesure que grandissent ses ambitions politiques, jusqu’à vouloir briguer la présidence du Nigeria, le propos se fait plus caustique, sérieux, voire lancinant. Dans «Pansa», Fela énumère les chansons qui témoignent de ses confrontations avec la junte militaire («Alagbon Close», «Kalakuta Show» et autres «Zombie»). Puis il conclut: «Tant que l’Afrique souffrira, sans unité, sans liberté, sans justice, sans joie, ils en entendront [de ces chansons] encore et encore!»
À partir de 1977, face à l’hostilité croissante des autorités vis-à-vis de Fela et de sa communauté, les propos du chanteur se font ouvertement et nominalement accusateurs. Les élites au pouvoir sont systématiquement traitées de corrompus, de voleurs, d’assassins… Témoin la chanson «Authority Stealing», où Fela dénonce les usurpateurs qui confisquent le pouvoir au Nigeria.
Dès lors que la carrière de Fela prend une dimension internationale, les dirigeants des grandes nations responsables de l’hégémonie politique et culturelle occidentale deviennent naturellement la cible de ses chansons. Dans «Beasts of No Nation», ses propos virulents fustigent nommément Margaret Thatcher et Ronald Reagan, complices de Pik Botha qui dirige l’Afrique du Sud soumise au régime d’apartheid. La chanson les présente comme des «animaux» assoiffés du sang des peuples et qui veulent priver les Africains de leurs droits humains.
Fela Anikulapo-Kuti - Rébellion Afrobeat, Alexandre Girard-Muscagorry, Mabinuori Kayode Idowu & Mathilde Thibault-Starzyk (dir.), Textuel | Musée de la musique-Philharmonie de Paris, Paris, 2022