Jazzman, inventeur génial, ancien ingénieur radar, journaliste : le Jamaïcain Hedley Jones est une légende aux mille vies fascinantes, dont l’apport aux musiques de son île n’est toutefois connu que des seuls spécialistes. Entretien.
C’est bien Hedley Jones qui, dès 1940, a fabriqué de ses propres mains la première guitare électrique « solid body » de Jamaïque (cette guitare est visible dans l’exposition Jamaica Jamaica!), mais aussi et surtout, les amplificateurs pour les premiers sound systems, alors qu’il revenait de la Seconde Guerre mondiale. Rencontré à son domicile alors qu’il était, selon son calcul malicieux, « à 99 jours d’avoir 99 ans », le monstre sacré revient sur ce moment clé qui a propulsé la Jamaïque dans la « sound system culture ».
Avant les sound systems, vous fabriquiez déjà vos propres instruments…
Oui. En 1940, je jouais du banjo mais en entendant des enregistrements du Benny Goodman Sextet, j’ai décidé de passer à la guitare. Je n’avais pas les moyens de me payer une Gibson acoustique, alors j’ai décidé de me fabriquer la mienne – j'ai imaginé qu’un corps plein, avec transducteur magnétique destiné à amplifier électriquement, pourrait fonctionner. Je suis arrivé à mes fins en 1940, le journal local a même fait un article là-dessus le 2 septembre 1940.
Comment en êtes-vous venu à concevoir des amplificateurs pour les sound systems?
Je réparais déjà des radios et j’ai intégré la RAF (l’armée de l’air anglaise, la Jamaïque étant une colonie anglaise jusqu’en 1962, NDLR) pour partir travailler en tant qu’ingénieur sur les radars en Angleterre à la fin de la guerre. À mon retour, j’ai ouvert une boutique de réparation de radios à Kingston, Hedley Jones’ Radio Service. Fort des nouvelles technologies utilisées par la RAF, je me suis mis en tête de fabriquer un amplificateur qui répondrait à toutes les fréquences audio, de 15 Hz à 20 MHz. J’ai obtenu un premier modèle satisfaisant en 1947, mais je ne l’utilisais au départ que pour faire écouter les nouveaux disques à mes clients, afin qu’ils aient une expérience d’écoute la plus proche possible du live – je vendais aussi des disques.
Un jour, alors que je jouais des Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davis, Perez Prado, un certain Tom Wong a débarqué. Il avait un magasin de bricolage et une toute petite sono RC, qu’il utilisait pour animer de petites soirées en face de ma boutique, à Jubilee Tile Gardens. Il y jouait ce jour-là, moi je jouais mes disques ; sans le faire exprès, les gens sont venus écouter les miens plutôt que les siens, tant la qualité sonore était incomparable. Un peu vexé, il m'a demandé de lui construire le même amplificateur que le mien, ce que j’ai fait. Une fois terminé, il a appelé sa sono un « sound system ». C'est vraiment lui qui a apporté ce terme, en Jamaïque.
Mon apprenti Fred Sanford, qui n’avait jamais sa langue dans sa poche, lui a même donné son nom de scène : Tom The Great Sebastian. Ce fut le premier vrai sound system. J’en ai vite construit un second pour un VRP travaillant pour une marque de bière, Roy Johnston, puis pour le futur producteur Duke Reid. Fred lui a aussi donné son surnom, The Trojan. Et ainsi de suite.
En quoi votre technologie était-elle différente de ce que l'on pouvait trouver sur le marché ?
À cette époque, je ne connaissais rien dans le commerce qui puisse se rapprocher d’un égaliseur. Mais j’ai réussi à concevoir un circuit qui séparait les basses, les mediums et les aigus – ce qui semble très courant aujourd’hui, mais pas du tout en 1947 !
Mais hélas, mon atelier a été détruit par l’ouragan Charlie en 1951 - aucune électricité dans le quartier pendant quatre mois ! En chômage technique, Fred Sanford est parti monter son propre business et construire des sound systems pour ses amis, notamment Duke Reid. Mon meilleur apprenti est devenu mon concurrent, et c’est vraiment lui qui a propagé les sound systems à toute l’île ! Il était assez conservateur et a choisi de ne rester que dans ce champ d’activités-là, alors que moi je voulais sans cesse innover ailleurs.
En 1963, j’ai participé à la construction de Studio One - puis j’ai mis au point les premiers feux de circulation à Kingston. Et enfin, je me suis pris de passion pour l’astronomie, ce qui m’a poussé à fabriquer la première lentille pour télescope de Jamaïque – pour la même sempiternelle raison : parce que je n’arrivais pas à en trouver une sur l’île !