Paris, 1945. Pierre Boulez a vingt ans à peine lorsqu’Olivier Messiaen – dont le langage musical intègre des rythmiques hindoues et grecques qu’on qualifie à l’époque, comme les fruits ou les oiseaux, d’« exotiques » – fait entendre à ses élèves pour la première fois de leur vie la musique du gamelan balinais. Il s’agit alors d’extraits de quelques minutes gravés sur des disques 78 tours que des ethnomusicologues ont rapportés de leurs missions. Quelque temps plus tard, la pianiste Yvette Grimaud, élève elle aussi de Messiaen et créatrice des premières œuvres pour piano de Boulez (dont les deux premières Sonates), présente celui-ci à Mady Humbert-Sauvageot, qui a fondé avec Philippe Stern la phonothèque du musée Guimet – aujourd’hui Musée national des arts asiatiques. Grâce à elle, il découvre, fasciné, les musiques d’Asie et du Japon : le nô, le drame lyrique, le bunraku, le théâtre de marionnettes et, surtout, « le merveilleux gagakuPierre Boulez et Martine Cadieu, « Musique traditionnelle : un paradis perdu ? », The World of Music, Vol. 9, No. 2, 1967, p. 5. », la musique de cour officielle.
Cette « ouverture sur des univers non européens, tant comme témoins d’une civilisation, d’une fonction, que la pensée rythmique, formelle ou sonore » est « une bénédiction », comme il l’écrit à propos d’André Schaeffner, directeur du département d’ethnologie musicale au Musée de l’Homme, qui lui fait découvrir quelques années après les musiques d’Afrique : la bénédiction « d’avoir été “délivré” d’une certaine suprématie occidentale — ou considérée comme telle… Pierre Boulez, « André Schaeffner » (1998), Regards sur autrui. Points de repère II, Paris, Christian Bourgois, coll. « Musique / passé / présent », 2005, p. 657-658.». Une bénédiction et un choc, « le choc d’une tradition codifiée autrement, mais aussi puissamment, que la tradition d’Occident, qui va précipiter la rupture de la nouvelle musique avec les éléments traditionnels européensPierre Boulez, « La corruption dans les encensoirs » (1956), Points de repère I. Imaginer, Paris, Christian Bourgois, coll. « Musique / passé / présent », 1995, p. 159 ». Une étincelle de la modernité comme le sont Schönberg, Berg, Webern, Bartók, Stravinski, mais venue d’une tradition née au VIIIe siècle.
De ce choc, toute sa musique en porte la marque profonde. Pour l’Improvisation III sur Mallarmé « À la nuit accablante tu » de Pli selon pli (1957-1989), Boulez dit s’être inspiré de l’orgue à bouche du gagaku, le shô. Certes, l’univers instrumental non tempéré auquel il ouvre est extraordinaire, mais ce que Boulez recherche, c’est quelque chose de beaucoup plus fondamental et « abstrait » : le « noyau » formel, la relation au temps, « un temps extrêmement distendu, où il n’y a pas moyen de se repérer dans une métrique quelconque – il n’y a pratiquement ni début ni finPierre Boulez et Dominique Jameux, « Écriture musicale et accident », Genesis [En ligne], 30 | 2010, mis en ligne le 17 mai 2013, consulté le 17 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/genesis/85 » –, et qui dans son « immobilité » donne à entendre des « variations infimes », des « déviations micro-tonales, parallèles à des variations d’intensité, qui singularisent telle composante ou telle autrePierre Boulez, Leçons de musique. Points de repère III. Deux décennies d’enseignement au Collège de France, Paris, Christian Bourgois, coll. « Musique / passé / présent », 2005, p. 567-569. ». Cette musique qui s’arrête « sans s’interrompre, invitant l’auditeur à la fois à la contemplation et à la progressionPierre Boulez, « Pensée européenne / non européenne ? » (1984), Regards sur autrui, op. cit., p. 600.», comme si l’on assistait à la naissance du temps, est à la source d’Éclat/Multiples (1965-1970) et de ses espaces sonores flottants. « Toute influence n’est bonne que lorsqu’elle est transcendée », écrit-il encore, et la « finesse d’écoute » de ces micro-intervalles « dégagée de l’épaisseur polyphonique », il s’agit pour Boulez, non de la transposer, mais bien de la recréer, « en élaborant la polyphonie de façon différentePierre Boulez et Martine Cadieu, « Musique traditionnelle : un paradis perdu ? », art. cit., p. 5. ».
Recréation, et non transposition. Cette dernière est, en effet, l’expression d’un « rapport faux » entre cultures, dont « l’œcuménisme de façade » masque mal l’« impérialisme idylliquePierre Boulez, « Pensée européenne / non européenne ? », Regards sur autrui, op. cit., p. 597. » et l’attitude (néo-)colonialiste qui consiste à « enfermer un peuple dans la vitrine qui satisfait notre imaginationPierre Boulez, « Musiques d’ici et d’ailleurs. Entretien avec Claude Samuel », in Claude Samuel (dir.), Pierre Boulez. Éclats 2002, Paris, Mémoire du livre, 2002, p. 284. », le regard et les oreilles ethnocentrés de l’homme blanc percevant dans les traditions des « autres », figées depuis des siècles, l’image d’un « paradis perdu ». Pour Boulez, c’est là « l’une des mièvreries les plus haïssablesPierre Boulez et Martine Cadieu, « Musique traditionnelle : un paradis perdu ? », art. cit., p. 3. ». Les guerres de décolonisation, dans lesquelles il voit une des principales causes de la pétrification de la société française et de la trahison de la promesse démocratique de la Libération, ont marqué trois décennies, ce qui explique peut-être aussi sa virulence – n’oublions pas qu’il est l’un des signataires en 1960 du Manifeste des 121 « sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie »Lambert Dousson, « Entretien avec Pierre Boulez », Une manière de penser et de sentir. Essai sur Pierre Boulez, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 365.. Mais c’est aussi de voir la réaction de jeunes compositeurs japonais à sa fascination pour le gagaku, eux qui avaient vécu durant la Deuxième Guerre mondiale l’appropriation, par le régime fasciste, des éléments traditionnels de la culture japonaise.
C’est donc non sans agacement qu’il parle de l’« imagination sonore » extrême-orientale qu’évoque l’instrumentarium du Marteau sans maître (1954) aux oreilles de ses premiers auditeurs, et il se refusera absolument d’employer des instruments non européens. De même, la dimension rituelle de son œuvre – de Pli selon pli à Répons (1981-1984) en passant par Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975) – ne doit rien au gagaku. L’influence, là encore, est plus profonde, plus fondamentale, elle touche à la vie même, lorsqu’elle se confond avec la musique : « si la connaissance, l’étude de ces civilisations m’a influencé, ce n’est que sur un plan spirituel. J’ai trouvé davantage une éthique de l’existence qu’une esthétique de jouissance. L’influence est dans mon esprit, non dans mes œuvres Pierre Boulez et Martine Cadieu, « Musique traditionnelle : un paradis perdu ? », art. cit., p. 3. ».