Musique savante japonaise d’origine chinoise et coréenne, le gagaku impérial a fasciné et influencé des compositeurs occidentaux tels que Pierre Boulez, Olivier Messiaen et Benjamin Britten pour sa richesse sonore et sa complexité rythmique.
Paris, 1945. Pierre Boulez a vingt ans à peine lorsqu’Olivier Messiaen – dont le langage musical intègre des rythmiques hindoues et grecques qu’on qualifie à l’époque, comme les fruits ou les oiseaux, d’« exotiques » – fait entendre à ses élèves pour la première fois de leur vie la musique du gamelan balinais. Il s’agit alors d’extraits de quelques minutes gravés sur des disques 78 tours que des ethnomusicologues ont rapportés de leurs missions. Quelque temps plus tard, la pianiste Yvette Grimaud, élève elle aussi de Messiaen et créatrice des premières œuvres pour piano de Boulez (dont les deux premières Sonates), présente celui-ci à Mady Humbert-Sauvageot, qui a fondé avec Philippe Stern la phonothèque du musée Guimet – aujourd’hui Musée national des arts asiatiques. Grâce à elle, il découvre, fasciné, les musiques d’Asie et du Japon : le nô, le drame lyrique, le bunraku, le théâtre de marionnettes et, surtout, « le merveilleux gagaku
Cette « ouverture sur des univers non européens, tant comme témoins d’une civilisation, d’une fonction, que la pensée rythmique, formelle ou sonore » est « une bénédiction », comme il l’écrit à propos d’André Schaeffner, directeur du département d’ethnologie musicale au Musée de l’Homme, qui lui fait découvrir quelques années après les musiques d’Afrique : la bénédiction « d’avoir été “délivré” d’une certaine suprématie occidentale — ou considérée comme telle…
De ce choc, toute sa musique en porte la marque profonde. Pour l’Improvisation III sur Mallarmé « À la nuit accablante tu » de Pli selon pli (1957-1989), Boulez dit s’être inspiré de l’orgue à bouche du gagaku, le shô. Certes, l’univers instrumental non tempéré auquel il ouvre est extraordinaire, mais ce que Boulez recherche, c’est quelque chose de beaucoup plus fondamental et « abstrait » : le « noyau » formel, la relation au temps, « un temps extrêmement distendu, où il n’y a pas moyen de se repérer dans une métrique quelconque – il n’y a pratiquement ni début ni fin
Recréation, et non transposition. Cette dernière est, en effet, l’expression d’un « rapport faux » entre cultures, dont « l’œcuménisme de façade » masque mal l’« impérialisme idyllique
C’est donc non sans agacement qu’il parle de l’« imagination sonore » extrême-orientale qu’évoque l’instrumentarium du Marteau sans maître (1954) aux oreilles de ses premiers auditeurs, et il se refusera absolument d’employer des instruments non européens. De même, la dimension rituelle de son œuvre – de Pli selon pli à Répons (1981-1984) en passant par Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975) – ne doit rien au gagaku. L’influence, là encore, est plus profonde, plus fondamentale, elle touche à la vie même, lorsqu’elle se confond avec la musique : « si la connaissance, l’étude de ces civilisations m’a influencé, ce n’est que sur un plan spirituel. J’ai trouvé davantage une éthique de l’existence qu’une esthétique de jouissance. L’influence est dans mon esprit, non dans mes œuvres
Les Éditions de la Philharmonie
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