Initié en janvier 2019 pour une durée de 3 années scolaires, le projet expérimental EVE – Exister avec la Voix Ensemble – est entré dans sa phase de maturité.
Certes, la crise sanitaire et ses contraintes, qui s’imposent à tous les élèves et pédagogues depuis un an, ont bouleversé les habitudes et coloré la pratique chorale. Les rencontres inter-écoles devenues impossibles, la distanciation physique s’invitant dans le chœur et les masques altérant la communication et l’émission vocale, enfants comme adultes ont su faire preuve d’une précieuse adaptabilité. Et c’est en équipe, dans le dialogue et la souplesse, que des solutions ont été trouvées. Repenser EVE ensemble en temps de pandémie : un exercice ardu qui a cependant permis d’éprouver la pertinence d’une réflexion partagée et la solidité des liens de coopération professionnelle développés depuis deux ans.
Pour les élèves de CM2 de l’école des Cheminets à Paris et de l’école Paul Doumer à La Courneuve, les semaines se suivent mais ne se ressemblent pas. EVE, ce sont des chœurs tutti menés de concert par cinq intervenants, des chœurs en classe entière ou en « partielle » (demi-groupe classe) encadrés par un.e chef.fe de chœur, alternativement épaulé.e par une professeure de Technique Alexander ou une rythmicienne Dalcroze, des séances de Technique Alexander en classe avec la participation du professeur d’école ou encore un suivi mensuel par un.e musicothérapeute... Ce grand ballet des visages et des approches disciplinaires, impliquant pas moins d’une vingtaine de musiciens pédagogues et professeurs d’école au total, manifeste l’un des aspects fondamentaux du projet tel que l’a conçu la Philharmonie de Paris. La collaboration professionnelle y est considérée comme un moyen de favoriser chez les enfants le bien-être et l’aisance dans la pratique vocale, grâce à l’intégration pertinente de différentes approches : une première dans la pratique du chant choral à l’école.
Cette collaboration s’est renforcée depuis le début du projet en septembre 2019. Un esprit d’équipe est tout d’abord né à la faveur de formations dispensées par des professionnels de différents horizons. Spécialistes du développement de l’enfant (Dr. Catherine Guéguen), de psychophonie (Annie Paris-Durieux) ou encore créateur des jeux vocaux (Guy Reibel), ces derniers ont apporté leur regard et leur expérience de pionniers dans des sphères comportant de multiples connexions avec les objectifs de EVE. Ils ont ouvert de vastes terrains de réflexion collective et de découverte partagée. Véronique Marco, professeure de Technique Alexander, a constaté un réel approfondissement de la coopération entre collègues à la faveur de ces formations : « Développer la collaboration représentait une volonté de la part de toute l’équipe. Les occasions de réfléchir ensemble en dehors de l’école ont renforcé la cohésion, et le week-end de formation à la CNV (Communication Non Violente) a rempli le groupe d’énergie. » Temps collectifs, de travail ou informels, ont ainsi été le premier trait d’union entre praticiens de différentes disciplines.
Parallèlement à ces formations, des temps de travail collaboratif entre les artistes pédagogues ont abouti à la définition d’un ensemble d’objectifs à atteindre et de compétences interdisciplinaires à acquérir pour les élèves. Guidée par cette feuille de route, l’équipe artistique dialogue régulièrement avec les enseignants de l’éducation nationale afin de soigner la cohérence d’ensemble et d’inscrire le chant choral dans le quotidien des élèves et la vie des classes. Professionnels de l’éducation et musiciens pédagogues apprennent ainsi les uns des autres.
Le chœur tutti hebdomadaire regroupant dans chaque école les 60 enfants participant au projet, encadré habituellement par un chef de chœur et un pianiste accompagnateur, est aujourd’hui mené à 10 mains représentant l’ensemble des disciplines présentes dans EVE. Il est 9h, ce lundi 8 février 2021, lorsque les élèves de CM2 de l’école Paul Doumer entrent dans le préau au son de rythmes corporels et d’une marche pulsée accompagnée au piano, puis rejoignent leur place attitrée – Covid 19 oblige – avec une impatience et une énergie que trahissent leurs yeux. Echauffement corporel et vocal, exercices d’intonation, apprentissage des paroles et des gestes élaborés par les enfants avec les rythmiciennes Dalcroze : les étapes guidées par l’ensemble des intervenants avec la participation des enfants s’enchaînent harmonieusement jusqu’à l’introspection finale, conduite par le musicothérapeute.
« Le tutti est un moment que j’apprécie particulièrement, car un chef de chœur travaille globalement assez seul », explique Frédéric Pineau, l’un des trois chefs de chœur associé à EVE. « J’ai pu confronter ma propre pratique avec d’autres enseignements : tout ce que je propose peut être repris par les autres, et inversement. Cela passe par l’absorption des rudiments de la rythmique Jaques-Dalcroze, de la Technique Alexander et de la musicothérapie, et de ce que les enfants travaillent dans ces domaines. » Ce lundi matin, il a constaté la pertinence de la transposition immédiate d’un geste vocal, proposé en échauffement, dans un geste corporel suggéré par la professeure de Technique Alexander. « Aujourd’hui, quand j’arrive devant le chœur, je peux actionner de nouveaux tiroirs ouverts par d’autres. Plus je m’imprègne des outils des différentes pédagogies, plus je les réintègre dans mes propres outils et plus les enfants y trouvent du sens. C’est ce qui fait l’efficacité de cette incorporation. Mais cela nécessite d’être très adaptable et d’accepter de remettre en cause ses habitudes, car nous ne sommes pas là pour démontrer ce que nous savons faire. »
Depuis le début de l’année scolaire, dans le prolongement logique de ce travail collectif, l’équipe se retrouve avant et après chaque tutti pour un temps de préparation et d’analyse. Chacun peut alors exprimer son ressenti et suggérer des points d’attention, préambule à une discussion sur les moyens pédagogiques adaptés aux objectifs, en fonction de ce qui a été observé dans la séance du jour.
Ce temps d’échange se révèle d’une grande efficacité et Frédéric Pineau constate le chemin parcouru. « Le tutti est devenu le cœur du projet. Au début, chaque intervenant avait « son » moment pendant cette séance. Avec le temps, nos initiatives se sont naturellement rencontrées. »
« Mener des séances à plusieurs nous a permis de croiser nos pratiques, de les comprendre mutuellement et de travailler ensemble de façon fluide », ajoute Véronique Marco. Et durant les séances de chœur en classe, « lorsque nous intervenons en binôme, chacun s’imprègne de ce que l’autre propose, il y a une belle écoute entre nous. Même si nous avons un plan de séance déterminé à l’avance, il est toujours possible de venir se nourrir à la pratique de l’autre et d’improviser à l’intérieur du cadre. Etant donné que les binômes changent, les analyses diffèrent et nous les confrontons pour en tirer des pistes d’amélioration. Cela vient complémenter le bilan tiré à la fin de chaque tutti. »
Tout au long de l’année, les artistes pédagogues sont accompagnés par deux chercheurs de l’équipe CRAFT (Conception - Recherche - Activité - Formation - Travail), de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université de Genève. L’interdisciplinarité est au cœur de ce laboratoire pédagogique. Des séances filmées reflétant la réalité et les besoins du terrain servent de point de départ à l’analyse des pratiques, examinées d’abord sous l’angle individuel puis collectif.
La somme des expertises présentes au sein de l’équipe représente une grande richesse, que le décryptage des chercheurs contribue à révéler et à traduire en outils communs générant des pratiques interdisciplinaires positives et inventives. Avec pour boussole toujours la même question, écho à l’acronyme EVE : comment progresser ensemble, au service de l’exigence artistique et du bien-être de l’élève ?
« Nous avons pris des habitudes de soutien les uns envers les autres et il y a beaucoup de confiance entre nous. C’est une histoire professionnelle et humaine », conclut Véronique Marco.