Après trois années d’un déploiement perturbé par la pandémie de Covid19, le projet EVE (Exister avec la Voix Ensemble), destiné à 120 enfants de deux écoles primaires classées REP+, à la Courneuve et dans le 19e arrondissement de Paris, a connu un premier aboutissement le 1er juin 2021.
Les restitutions publiques de clôture, maintenues in extremis au Studio de la Philharmonie de Paris, ont été brillamment présentées par les enfants participants, fiers de partager le résultat de leur engagement. Ces restitutions ouvrent aussi une nouvelle phase, celle d’une période d’analyse de cette expérimentation pédagogique inédite : une pratique intensive du chant choral du CE2 au CM2, renforcée par celle d’autres disciplines incluant la pédagogie de la voix, la rythmique Dalcroze et des ateliers basés sur la musicothérapie, et dont le maitre mot aura été celui d’« intégration ».
La musique, une pratique quotidienne intégrée à la vie scolaire
Dès les premiers jours de EVE, la musique a pris toute sa place dans les emplois du temps scolaires, entrant dans le quotidien des enfants. La répartition équilibrée des activités musicales conditionnant la dynamique globale des apprentissages scolaires, l’équipe pédagogique de la Philharmonie prête chaque année une attention toute particulière à leur organisation. Les plannings hebdomadaires sont ainsi élaborés en concertation avec les professeurs des écoles, selon les contraintes et besoins de chaque classe. Les séances musicales rythment les semaines, suscitant chez les enfants une volonté de dépassement et un goût de l’effort entretenu par la conscience du chemin parcouru.
L’intégration du projet EVE à la vie scolaire tient également aux moyens humains mis en œuvre. Le département Education de la Philharmonie a en effet confié la gestion du projet à une équipe projet plurielle : un chef de projet et deux assistants de projets, encadrés par le responsable éducatif des pratiques orchestrales et chorales, ont en charge le suivi quotidien des activités musicales des deux écoles.
De nombreux temps d’échange entre cette équipe, la douzaine d’intervenants engagés dans le projet (chefs de chœur, intervenants Rythmique Dalcroze et Technique Alexander, musicothérapeutes, pianiste accompagnateur) et les équipes éducatives des écoles ont été aménagés. Les formations, en premier lieu, sont des temps de rencontre privilégiés dans la relation partenariale. Directeurs d’école, professeurs, conseillers pédagogiques en éducation musicale ont été conviés à rejoindre les intervenants chaque fois que possible.
Les comités techniques, trimestriels, offrent à l’ensemble des acteurs d’une école, accompagnés par l’équipe projet, l’occasion de revenir sur les difficultés ou les réussites constatées, d’ajuster la démarche pédagogique et les objectifs artistiques, d’améliorer l’intégration des objectifs musicaux et scolaires et de se projeter dans les étapes à venir.
Plus régulières, les rencontres entre professeurs et intervenants ponctuent l’année afin d’assurer un suivi régulier du bien-être des élèves et de formaliser l’inscription du projet dans la vie des classes. Par ailleurs, les temps informels qui précèdent ou suivent les séances sont propices à un dialogue du quotidien, où se distillent et s’expriment les ressentis spontanés.
La pandémie et ses conséquences ont toutefois complexifié les missions des professeurs des écoles, moins disponibles, provoquant des situations parfois génératrices d’inquiétudes quant à l’adaptation des contenus aux besoins des enfants. Du côté de la Philharmonie néanmoins, les réunions de l’équipe projet avec les intervenants se sont poursuivies, en présence ou à distance : des balises ont ainsi pu être posées pour orienter la progression des activités, en dépit de la tempête traversée par le personnel des établissements scolaires.
La transversalité des apprentissages : un défi pédagogique
L’intégration du chant choral à la vie scolaire se joue à un second niveau : celui de la transversalité des apprentissages scolaires et musicaux et de ses bénéfices supposés pour les enfants.
Astryd Cottet, chef de chœur, accompagne les classes de l’école des Cheminets depuis les prémisses de EVE. Devenue une pédagogue référente pour les enfants, elle a rapidement expérimenté les bénéfices du développement de certaines compétences utiles au chant choral pour d’autres situations de la vie scolaire. En s’inspirant des méthodes de la Communication Non-Violente, elle a ainsi systématisé l’usage d’un outil symbolique pour jouer sur la notion de volume sonore, attirer l’attention des enfants sur l’efficacité de leur communication verbale ou chantée et améliorer la qualité de leurs prises de parole. Grâce à un curseur imaginaire, chacun peut visualiser la projection de la voix nécessaire pour se faire bien comprendre dans diverses circonstances, en se situant sur une échelle de 1 – chuchotement – à 10 – projection vocale adaptée à un public nombreux, dans une grande salle ou à l’extérieur. « Lorsque les enfants chantent peu ou, au contraire, forcent leur voix, je leur demande de se positionner grâce au jeu du curseur, et de se déplacer sur cette échelle imaginaire. Le résultat vocal est immédiat, et je constate que cette image fonctionne aussi lorsqu’ils parlent ! », se réjouit Astryd.
Du chant aux apprentissages scolaires, il n’y avait qu’un pas. La situation sanitaire ne permettant pas de regrouper les 3 classes de CM2 de l’école, les séances de chœur initialement prévues en tutti se sont tenues en classe, dans un cadre connu des enfants où chacun possède ses repères. Le jeu du curseur a ainsi tout naturellement trouvé sa place dans le fonctionnement de la classe, les élèves intégrant la conscience du volume sonore dans leurs diverses prises de parole. « Je leur propose aussi de mener les échauffements, d’écouter le chœur, et leur demande ce qu’ils diraient à ma place : ils utilisent alors très spontanément cet outil », ajoute Astryd, relevant avec plaisir les automatismes acquis.
D’autres intervenants du projet EVE ont fait l’expérience de l’efficacité de l’intégration de leurs propres outils dans la pédagogie quotidienne. C’est le cas de Laetitia Baudoin, professeure de Technique Alexander. Cette approche permet de cultiver des attitudes plus adaptées aux circonstances de la vie et de trouver un meilleur équilibre entre le physique, le mental et l’émotionnel, qui contribue à accroître nos performances artistiques et intellectuelles.
Durant la première année du projet, grâce à des exercices individuels et à la participation des professeurs de Technique Alexander aux séances de chant choral, les enfants se sont familiarisés avec les grands principes de cette approche et notamment avec ce que les neuroscientifiques appellent « le contrôle inhibiteur », en lien direct avec le fonctionnement du cerveau lors de l'apprentissage et dans la gestion des émotions.
En Technique Alexander, le contrôle inhibiteur est pratiqué de façon consciente sous forme d’arrêt, ou « stop », explique Laetitia. « Concrètement, il s'agit de ne pas répondre immédiatement à un stimulus (un écran, un exercice de maths, un public, un copain…), de prendre du recul et donc de l'appréhender différemment. » Après le « stop » suit un retour conscient à des conditions physiques et mentales optimales via un alignement corporel. « Des études prouvent que les enfants détenant cette capacité à prendre du recul réussiraient mieux tant scolairement qu'émotionnellement ! ».
Or, ce « stop » n’a de sens que lorsqu’il est intégré et appliqué aux situations de la vie quotidienne, et notamment aux apprentissages scolaires que le projet EVE entend favoriser. Durant la deuxième année de EVE, la sensibilisation des pédagogues encadrant les enfants a donc constitué un objectif majeur pour les professeurs de Technique Alexander. Résumés de chaque séance avec les élèves, fiches explicatives ou schémas descriptifs proposés par Laetitia ont aidé les adultes à s’emparer des principes de la méthode et à les utiliser de plus en plus régulièrement avec les élèves.
« La majorité des enfants a parfaitement compris l’intérêt de se recentrer sur le plan kinesthésique. Parfois, c’est un enfant qui prend la parole et guide les autres, après s’être centré physiquement et avec les images qui lui sont propres », explique Laetitia, qui a dû chercher de multiples raccourcis pour que chacun puisse se saisir d’une pratique complexe. Aujourd’hui, « les postures changent, les enfants dégagent une vraie présence, un calme s’instaure » lorsque les musiciens intervenants utilisent le geste de la « formule magique » que Laetitia a inventée pour EVE. Celle-ci consiste en un simple zigzag de la main (les quatre points cardinaux du corps) qui suffit aux enfants de l’école des Cheminets pour penser à mettre en pratique le contrôle inhibiteur.
Les enfants et les musiciens intervenants s’étant approprié les principes de la méthode, l’objectif des professeurs de Technique Alexander pour la 3e année de EVE était de permettre à chacun d’acquérir le maximum d’autonomie dans sa pratique. Le relais pris par les professeurs des écoles était essentiel à cet effet, mais le défi d’intégration à la pédagogie générale restait de taille pour la majorité d’entre eux qui, contrairement aux artistes du projet, ne suivent pas leurs classes d’une année scolaire à l’autre et découvraient la Technique en septembre 2020.
Laetitia continue donc à imaginer différents moyens de systématiser l’usage de cette dernière en classe. Le planning de EVE prévoyant des séances en classe menées en binôme par le professeur d’école et le professeur de Technique Alexander, Laetitia utilise les activités d’expression orale et écrite comme support pour des applications concrètes destinées à systématiser le contrôle inhibiteur. Elle a ainsi imaginé un exercice de dictée-défi, pour apprendre à faire face à l’impatience devant une difficulté et en tirer des bénéfices sur le plan de l’apprentissage. « Au lieu de dicter la phrase au fur et à mesure, il s'agit de demander aux enfants de poser le stylo, de se mettre en condition posturale/Alexander et d'écouter la phrase en entier en la mémorisant. Ensuite seulement, ils peuvent noter ce qu'ils ont retenu. »
À travers des démarches pédagogiques complémentaires et grâce aux outils partagés, le projet vise ainsi à créer des automatismes positifs chez les élèves. « Les enfants progressent, certains se mettent à chanter, d’autres à suivre l’enseignement… Mais il est difficile d’identifier ce qui est spécifiquement dû à EVE », remarque Laetitia.
L’évaluation des impacts du projet sur les apprentissages scolaires, les capacités psychosociales et le bien-être des enfants
Afin d’analyser précisément l’impact de EVE sur les enfants participants, la Philharmonie a commandé une étude au Laboratoire Ethologie, Cognition, Développement (LECD) de l’Université Paris Nanterre.
Les effets de la pratique musicale sur le développement de l’enfant ont déjà fait l’objet de nombreuses recherches. On sait aujourd’hui que la pratique régulière d’une activité musicale a des effets bénéfiques sur le développement des capacités auditives de l’enfant, sur le développement moteur et celui de la mémoire verbale, sur le raisonnement spatio-temporel ou encore la créativité. Ces compétences sont toutes impliquées dans les apprentissages scolaires fondamentaux. La pratique régulière d’une activité musicale à l’école pourrait donc avoir des effets positifs sur le développement des enfants, en termes de réussite dans les apprentissages fondamentaux, mais également en termes d’habiletés sociales et de bien-être. Cela pourrait être tout particulièrement vrai pour la pratique du chant choral qui, en tant qu’activité à la fois musicale et à forte dimension collective, réunit plusieurs dimensions propices à en faire un outil pédagogique privilégié.
Les études sont cependant peu nombreuses concernant l’influence de la pratique musicale sur le développement des habiletés sociales et le bien-être des enfants, tout comme celles portant spécifiquement sur le chant choral. Projet pilote dans ce domaine, EVE ne pouvait faire l’économie d’une étude sur ses impacts.
Sur la base des éléments scientifiques connus, les chercheuses – Carla Aimé, post-doctorante ; Rana Esseily, maître de conférences en psychologie du développement ; Maya Gratier, professeur en psychologie du développement ; Dalila Bovet, professeur en neurosciences – ont suggéré l’hypothèse générale d’un impact positif du projet EVE sur plusieurs aspects du développement cognitif, social et personnel des enfants participants. Afin de mettre en évidence et de quantifier ces effets, le laboratoire a étudié plusieurs variables relatives à la réussite des apprentissages scolaires fondamentaux, aux habiletés psychosociales et relations interpersonnelles et au bien-être. Pour cela, les enfants participant au projet EVE ont été rencontrés chaque année.
Les compétences des enfants en lecture, écriture, arithmétique, ainsi que leurs habiletés langagières ont été mesurées à l’aide de tests communément utilisés en psychologie.
Pour tester l’hypothèse du développement d’interactions sociales positives et d’un climat scolaire collaboratif, propice aux apprentissages, les interactions entre les enfants ont été observées lors de tâches spécialement conçues, présentées sous forme de jeux.
Enfin, l’hypothèse selon laquelle la participation à EVE favoriserait le bien-être général des enfants a été analysée grâce à des entretiens individuels permettant d’étudier les ressentis des participants (intégration scolaire, estime de soi, etc.) et leur évolution au fil du projet.
Les résultats obtenus seront comparés avec ceux d’un groupe de même âge, testé dans les mêmes conditions, mais ne participant pas au projet.
L’après-EVE
Un projet tel que EVE favorise-t-il un contexte d’apprentissage collaboratif ? L’impact du chant choral a-t-il permis d’améliorer les performances scolaires ? Cette activité peut-elle encourager le dépassement des catégories sociales dans une société où le clivage entre les groupes est parfois important ? L’évaluation des bénéfices associés au projet fournira des informations nouvelles concernant la pertinence de proposer davantage de pratique du chant choral dans les établissements scolaires, et fournira également des outils pour intégrer ces activités dans le processus éducatif de manière éclairée.
Les résultats de l’étude sont attendus pour l’automne 2021. Ils seront diffusés auprès de la communauté scientifique, de la communauté éducative et auprès du grand public, notamment durant un colloque organisé par la Philharmonie de Paris les 7 et 8 décembre 2021 à l’issue de ces trois années d’expérimentation.
Ce colloque a pour ambition de réunir toutes les personnes intéressées par les perspectives nouvelles ouvertes par un tel projet pilote. Ses spécificités y seront présentées, notamment sous l’angle de collaboration professionnelle, ainsi que de l’impact de cette pédagogie sur les enfants et les différents acteurs impliqués. La formation des professionnels, enseignants généralistes, musiciens intervenants ou chefs de chœur, sera également d’actualité : chacun pourrait y trouver des pistes pour enrichir sa pratique !
Le projet EVE est présenté sur le site de la Philharmonie de
Paris : https://eve.philharmoniedeparis.fr