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Amazônia, la création sonore de Jean-Michel Jarre

Publié le 12 mai 2021 — par Jean-Michel Jarre et Jean-Yves Leloup

— Entretien avec Jean-Michel Jarre | Exposition Salgado Amazônia

En ce qui concerne cette création sonore de cette exposition, il y avait une réflexion à avoir pour d'abord ne pas tomber dans un certain nombre de pièges, comme de tomber dans quelque chose qui serait purement ethnomusicologique, ou tomber dans  une musique uniquement ambiante, voire même une musique de spa.  Au fond, c'est un exercice compliqué d'établir un contrepoint avec un ensemble photographique qui existe déjà, qui a déjà une structure en soi. Dans le cas de la forêt amazonienne, il y a aussi la notion de transhumance, de nomadisme : on voyage, dans la forêt, on change d'endroit.  Donc il y avait aussi l'idée, puisque l'exposition témoigne justement de ce nomadisme et de cette échelle, d'arriver à rendre compte de ce voyage sonore avec, comme quand on est dans la nature, des sons qui arrivent et qui disparaissent au fil de notre déplacement.  Donc, j'ai établi une boîte à outils avec énormément d'éléments différents : des éléments musicaux, orchestraux, électroniques, des éléments sonores ethniques etc. On a collaboré avec le MEG (Musée ethnographique de Genève) qui a été d'une grande aide puisqu'ils avaient déjà un très grand nombre d'archives sonores pour ce projet. J'ai puisé dedans, non d'une manière ethnomusicologique ou scientifique, mais d'une manière poétique, c'est-à-dire en m'attachant plutôt à avoir une approche impressionniste de l'utilisation de ces sons plutôt que de les relier à telle ou telle photo, ce qui aurait été une erreur puisque la musique, par définition, ne tombera jamais au moment où on regarde telle ou telle photo, donc il ne s'agissait pas de synchroniser quoi que ce soit.

Et donc, ce voyage, au fond, je l'ai composé comme une sorte de musique de film par rapport à un film que chacun peut avoir dans sa tête. C'est une musique mouvante, elle évoque le déplacement. Il y a pas mal d'œuvres auxquelles j'ai pensé, qui m'ont inspiré indirectement. Évidemment, la Symphonie Pastorale, toutes les musiques liées à la musique africaine, les musiques faites avec les bâtons de pluie, avec tous les instruments créés par rapport aux sons de la nature etc. Les premiers instruments de l'humanité imitaient les sons de l'environnement naturel. Il y a donc un lien évidemment très fort entre le son et la nature, et l'évolution de la musique avec les sons qui nous entourent. La musique électronique n'y échappe pas. J'ai beaucoup pensé à des œuvres assez différentes, la Pastorale en fait partie. « Sketches of Spain » de Miles Davis qui, pour moi, est certainement une des œuvres très liée à l'environnement et à l'espace, je l'ai toujours pris comme ça et je crois que lui aussi. Il y a aussi, évidemment, toute la musique « impressionniste », c'est-à-dire Debussy, Ravel. Debussy en particulier, dont l'œuvre est très liée à la nature. Et puis, évidemment, dans la musique électronique, il y a des choses que j'ai beaucoup étudiées comme la musique ambiante et les musiques instrumentales de manière générale. Des musiques descriptives, dont la narration est à un autre niveau qu'une chanson qui raconte une histoire à travers les paroles, qui sont un peu la bande son qu'on peut se faire dans sa tête. On invite l'auditeur, finalement, à prendre la musique qu'il entend comme la B.O. du film qu'on peut se fabriquer. C'est particulièrement vrai par rapport aux œuvres qui ont flirté ou qui sont fortement inspirées de la nature. Ce qui est intéressant dans la musique électronique, c'est d'évoquer la nature plutôt que de la sampler seulement. Et dans les albums comme « Oxygène » et « Equinoxe », par exemple, le son de la mer, le son du vent sont très présents, je me suis beaucoup plus intéressé à les recréer avec des instruments plutôt que de les enregistrer. Et d'ailleurs, dans Amazônia, puisque la création sonore porte le même titre que l'exposition, j'ai aussi mélangé des sons de la nature et des sons refabriqués et recréés électroniquement. 

Le compositeur a conçu une création inédite à partir des sons concrets de la forêt qui dialogue avec les clichés de Sebastião Salgado.

Extrait sonore

Fichier audio

Entretien

Comment avez-vous conçu la bande-son destinée à accompagner l’exposition Amazônia ?

Je souhaitais d’abord éviter l’approche ethnomusicologique ou la musique d’ambiance. J’ai donc établi une sorte de boîte à outils contenant des éléments musicaux – orchestraux ou électroniques – destinés à recréer ou évoquer le timbre de sons naturels, auxquels s’ajoutent des sons issus de l’environnement, et enfin des sources ethniques (voix, chants, instruments) issues du fonds d’archives sonores du Musée d’Ethnographie de Genève (MEG) avec lequel j’ai beaucoup échangé au début du projet. J’ai approché l’Amazonie avec respect, mais d’une manière poétique, impressionniste. J’ai choisi les éléments vocaux et sonores dans leur dimension évocatrice, plutôt que d’essayer d’être fidèle à tel groupe ethnique. Il me semblait intéressant de fantasmer la forêt. Elle charrie un puissant imaginaire ; tant pour les Occidentaux que pour les Amérindiens. Cette musique évoque aussi une forme de nomadisme, comme si les sons apparaissaient et disparaissaient au fil d’une transhumance. Il fallait reprendre des principes d’orchestration des sons de la nature, travailler à partir de sons qui se succèdent de façon aléatoire, mais qui peuvent composer une harmonie ou une dissonance. Et comme dans toute symphonie, l’œuvre possède ses moments de clarté ou de tensions.

Comment cette création sera-t-elle diffusée ?

Compte tenu de la scénographie de l’exposition, qui contient des espaces clos, une sonorisation multicanal spatialisée n’aurait pu fonctionner. Nous avons opté pour une stéréo classique en nous efforçant d’atteindre une qualité de restitution de l’œuvre à bas niveau. Nous avons aussi apporté une grande attention aux basses fréquences, qui sont plus importantes que l’on ne l’imagine dans un paysage forestier. Elles seront diffusées à l’aide de haut-parleurs répartis dans l’espace.

Quelles sont les œuvres qui vous ont marqué dans ce processus de transcription de la nature ?

La Symphonie « Pastorale » de Beethoven, l’impressionnisme de Debussy, certaines musiques africaines aussi, qui peuvent utiliser des instruments qui imitent le son de la nature. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des premiers instruments ont été conçus pour imiter les sons de l’environnement. Et puis, de manière générale, les musiques électroniques et instrumentales souvent descriptives, qui suscitent l’imaginaire.

Les artistes occidentaux amenés à s’intéresser à des cultures qui leur sont étrangères essuient parfois des critiques dénonçant certains processus de « réappropriation culturelle ». Comment défendez-vous votre approche ?

Il ne faut pas avoir peur de traiter certains sujets. C’est une manière comme une autre de rendre hommage à l’Amazonie. Il est important d’en parler, les visiteurs doivent prendre conscience de la forêt, de ses habitants et des menaces auxquelles ils sont confrontés. Il est aussi important qu’une critique puisse faire valoir ses arguments. Comme tout point de vue, cette œuvre photographique est discutable. Arrêtons de penser qu’il y a des choses auxquelles les artistes ne peuvent pas toucher. Du moment où l’on aborde un domaine avec respect, sans exploitation cynique, on ne peut condamner une démarche artistique.

Enfin, je crois que le regard de l’autre est important. Il faut établir des liens, faire face au regard de l’autre, et ce regard est aussi important pour les indigènes de l’Amazonie que pour nous.

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup