- Je sens que tu vas frapper à la porte, Mouima !
La porte s’entrouvre, deux yeux bleus perçants apparaissent.
- Mon petit Bilal, voici ton repas.
Bilal soulève le grand couvercle :
- Mmmh, des crêpes au miel ! Une omelette à la viande séchée, miam ! Du lait, des dattes ! Je vais me régaler. Oh, merci Mouima !
- Aujourd'hui, c'est le grand jour. Regarde !
Bilal se lève et sautille jusqu'à la fenêtre.
- Bonjour le soleil, bonjour Essaouira ! Bonjour les mouettes !
Grand-mère lui sourit.
- Ce soir, tu te souviens ? C’est la grande fête !
- La Lila, Mouima !
- Oui. Ce soir, c’est Grand-père, le grand mâalem, le grand musicien, le magicien des couleurs qui va réveiller le vieux guembri, là devant toi.
- Ce guembri ? Le guembri qui dort ? Mais c'est une guitare, Mouima !
- Ce n’est pas une guitare, Bilal, observe mieux.
Bilal s'assoit, le vieil instrument sur ses genoux. Le guembri a une forme allongée, il ressemble à un bateau. Il a une peau tendue sur sa caisse, comme un tambour, et trois cordes épaisses. Les mains de Bilal commencent à frotter la peau, à pincer les cordes.
- Mouima, c'est quoi tous ces petits anneaux qui brillent sur le manche ?
- Tes yeux de lynx voient tout ! On appelle cette pièce métallique la tsersera. Le bourdonnement de ces petits anneaux, c’est un peu comme si le guembri chuchotait…
Bilal sursaute, une cigogne s’est posée sur le rebord de la fenêtre.
- Qui es-tu, grand oiseau ?
- Je suis la cigogne d'Afrique, l'Afrique noire du Sénégal. Je suis partie en passant par la Mauritanie. J'ai entendu le son de ton guembri. Le blues m'a prise, et comme je suis très curieuse, me voici !
- Tu connais le guembri ?
- Bien sûr ! C'est l'instrument de la mémoire des esclaves. Il y a très longtemps, des hommes ont été déportés, arrachés de leur terre jusqu’à Essaouira. Privés de leur liberté, maltraités, ils étaient forcés à travailler. De leurs grandes souffrances est née une musique. Une musique pour résister, une musique pour survivre. La voix du guembri libère des chaînes. C'est une musique guérisseuse. Joue encore, tu verras dans le ciel toutes les cigognes d'Afrique et tu entendras le langage des oiseaux.
La cigogne prend son envol. Bilal écarquille ses yeux émerveillés.
- Au revoir Cigogne ! Bon voyage, reviens me voir !
Il faut se préparer, Bilal, la veillée va commencer !
Grand-père a enfilé sa plus belle djellaba, son costume de cérémonie, moiré aux couleurs arc-en-ciel. Le bleu, le vert, le blanc, le rouge, le noir, le jaune et le mauve semblent tournoyer autour de grand-père. Les animaux attendent eux-aussi que la lila commence. Le coq majestueux multicolore chante à tue-tête, la chèvre bêle, bêle, les poules caquètent au son des qraqeb qui claquent en écho sur les murs de la citadelle. Le vieux guembri, le bourlingueur est là, arrivé comme par magie dans les bras de grand-père.
- Ce chant, c’est le chant des Gnawa. Il vient des contrées lointaines, celles de nos ancêtres.
Le coq, la chèvre, la poule se sont tus. Les instruments et le chœur des hommes chantent à l'unisson dans le tourbillon des génies. Bilal, enivré par les chants et la musique de plus en plus forte, se met à danser. Il danse, encore et encore, de plus en plus vite, il ne peut plus s’arrêter. Tout virevolte.
Bilal court dans les ruelles d'Essaouira l’ensorceleuse. Seule la lune éclaire la ville plongée dans l'obscurité. Au loin, sur le fil tendu de l'horizon, Bilal aperçoit une lumière briller sur le miroir de l'océan grandissant au rythme des vagues. Le soleil se réveille avec la voix du muezzin. Une main se pose sur l'épaule de Bilal.
- Mouima !
- Viens, mon grand. Allons manger.
Le son des qraqeb a disparu. Seul le guembri de Grand-père continue de résonner dans la citadelle d’Essaouira.
Extraits musicaux
Youmala, musique traditionnelle
Hammouda, musique traditionnell