Dans Timbuktu, film plusieurs fois primé du réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako, une chanteuse prénommée Fatou est traquée par des fanatiques religieux qui contrôlent la ville. L’histoire s’inspire de faits réels. En 2012 les salafistes du groupe Ansar Dine s’emparent de la cité légendaire du nord Mali aux 333 saints et aux 400 000 manuscrits. Ils y instaurent la charia, détruisent mausolées et tombeaux, brûlent les instruments de musique, procèdent à des mariages forcés, lapident des couples non mariés…
Fatoumata Diawara n’eut aucun mal à tenir le rôle de Fatou qui semblait avoir été écrit pour elle. Chanteuse et comédienne, elle se posait déjà dans la vraie vie en exemple d’un combat pour l’émancipation de la condition féminine sur un continent africain où contraintes et interdits sont plus ancrés qu’ailleurs. Il y a deux ans, cette résistante sans frontières faisait paraître Maliba, album célébrant l’inestimable richesse culturelle dont Tombouctou demeure le sanctuaire, s’inspirant des précieux manuscrits qui pour la plupart ont été exfiltrés et mis en lieu sûr. De ce projet qui renvoie aux fondations de l’empire du Mandé et au règne éclairé de Soundiata Keïta est tiré le répertoire présenté sur la scène de la Philharmonie où la chanteuse sera accompagnée de l’Orchestre Ostinato sous la direction de Jean Deroyer. Des collaborations variées et fécondes qu’elle a multipliées au fil du temps, notamment avec le jazzman Herbie Hancock, le pianiste cubain Roberto Fonseca, le chanteur Matthieu Chedid ou le groupe anglais The Gorillaz, celle-ci est sans doute la plus éclairante dans le sens où elle achève un processus de désenclavement portant aussi bien sur la conception musicale que sur la place de la femme africaine dans un contexte artistique très codifié.
Depuis les années 80 et la montée en puissance des musiques africaines sur la scène internationale, l’usage d’instruments traditionnels, telle la kora, s’est multiplié dans le monde de la pop. Si cette «africanisation» s’est ressentie jusque dans les enregistrements de l’Islandaise Björk, un mouvement inverse a permis la consécration par le grand public de musicien(ne)s comme Amadou & Mariam ou Magic System qui ont fait leur des sonorités apparentées rock. De ce double glissement, Fatoumata Diawara porte l’empreinte. Irréprochable quant à son authenticité malienne (la chanteuse appartient à l’ethnie Peul de la région nord du Wassoulou), sa musique s’enrichit d’une esthétique où calebasse et batterie, kamele n’goni et guitare électrique font bon ménage, parvenant ainsi à faire entrer dans un champ d’écoute désormais universel une langue, des spécificités musicales et des problématiques longtemps réservées aux seules études ethnoculturelles. Se voir accompagnée par un orchestre classique comme Ostinato ne constitue pour elle qu’un pas supplémentaire dans une démarche fondée sur une ouverture qui ne saurait pour autant dénaturer un art ancestral.
Un combat en actions et en chansons
Avec ses tenues flamboyantes, ses coiffures incrustées de cauris, Fatoumata Diawara s’affirme aujourd’hui en icône ultime d’une afro-pop en plein essor, jouissant d’une liberté chèrement acquise qu’elle conjugue avec un fort goût du féerique (par exemple en devenant l’incarnation parfaite de la sorcière Karaba dans l’adaptation théâtrale de Kirikou). «Avoir une fille dans une famille africaine est souvent perçu comme une malédiction, confiait-elle en 2018. Si je prends l’exemple de la mienne, mon père a eu 26 enfants avec 4 épouses différentes. Ma tante en a eu 15. Et tant qu’elle n’accouchait pas d’un fils, son mari n’était pas heureux.» Lasse des pressions exercées par une société patriarcale pour qui l’excision, la polygamie, le mariage forcé relèvent de l’immuable, Fatoumata fera le choix de la rupture dès sa majorité, fuyant sa famille pour devenir, outre l’une des figures incontournables de la nouvelle musique africaine, le symbole d’un combat qu’elle ne cesse de porter, en actions et en chansons. Sa transgression la plus flagrante restant d’être devenue musicienne : «Au Mali, les instruments de musique sont réservés aux hommes. Vous ne verrez jamais une femme joueuse de n’goni, de balafon, de kora. Voilà ce que l’on nous impose pour restreindre notre espace et brider notre épanouissement.» Elle se mettra à apprendre la guitare avec d’autant plus d’ardeur qu’elle enfreignait un interdit. «J’ai commencé avec une guitare acoustique. Mais je voulais plus, je voulais me mêler à la confrérie des hommes qui font des solos avec un instrument électrique. Alors j’ai appris. Certains voulaient me servir de professeur, d’autres voulaient juste coucher avec moi en échange de leçons. On m’a longtemps perçue comme une musicienne malienne à qui l’on rend service, à qui l’on vient en aide. J’ai toujours refusé ça. Je me suis faite moi-même, sans l’aide de personne.»