Au sujet des concours de piano et des concours de musique, en général, j’ai un raisonnement là-dessus très carré, très simple. Si on parle des structures supérieures d'enseignement de la musique, un élève a la possibilité déjà d’être confronté à un concours d'entrée exigeant, difficile. Puis, de faire connaissance avec des professionnels, des personnes qui jouent en concert. Pianistes, harpistes, flûtistes, clarinettistes professionnels, qui doivent lui transmettre une partie de leur savoir, de leur connaissance de la scène. Ça paraît formidable sur le papier. À mon avis, juste le hic, c'est que... En même temps, personne ne promet ça, mais intégrer un établissement supérieur de musique ne certifie absolument pas qu'on en ressort en enregistrant des disques, en ayant des concerts, en ayant un vrai savoir-faire de la scène. Non ! Ça certifie juste une chose : on va avoir des examens à passer. Maintenant, c'est aligné sur les cursus universitaires. Donc, on a un système de licence, de master... Voilà. L'équivalent d'une thèse et compagnie. Donc, ce sont des cycles longs, mais ce sont des cycles d'étude. On est dans quelque chose, pour moi, en tout cas, de très intellectuel, du point de vue du savoir, mais du savoir... de l'étude, de la bibliothèque, de la conférence et du colloque. De cet ordre-là, vraiment universitaire.
Maintenant, moi, je peux dire déjà, après deux ans de pratique de la scène où j'ai donné environ 150 concerts, depuis deux ans, depuis le concours, je dois dire quelque chose : ce que j'ai appris avec les concerts et sur scène, je n'aurais pas pu l'apprendre autrement. Voilà. C'est en jouant, en étant confronté à ces conditions-là qu’on peut développer, réaliser certaines choses, voir où sont les points forts réels, les points faibles réels. Car sur scène, on a une concentration, une écoute de soi-même amplifiée. Et on réalise que des choses fonctionnent à la maison et pas sur scène. Et on sait où donner de l'importance. En fait, le travail est plus efficace. Maintenant, quand on est étudiant dans une structure supérieure, tout dépend de la structure en question. Est-ce que cette structure supérieure va motiver l’étudiant pour le confronter à ces conditions de scène, ou non ? Aujourd'hui, il y a tellement de très bons, très bons instrumentistes que les seules possibilités pour un instrumentiste, qui n'a pas de carrière, qui est étudiant, de se confronter à ces conditions, c'est de passer un concours. Je ne parle pas de le gagner, juste de passer une épreuve de concours. Juste une épreuve de concours, même une présélection. C'est l'occasion, pour un étudiant, de se confronter aux conditions. Or, certaines des plus importantes structures sont contre. Elles vont vous pénaliser si vous passez des concours, si vous vous présentez à une présélection. Si vous passez juste une semaine "sabbatique» à préparer un concours, vous allez être pénalisé. Vous allez avoir des conseils de discipline pour absence aux cours obligatoires de la structure dans laquelle vous êtes intégré. C'est une vérité, c'est concret, voilà. Le Concours Tchaïkovski... Je suis, certes, le petit Français de la finale, mais je suis surtout un des trois ou quatre petits Français à avoir appliqué pour le concours. Ce qui est, pour moi, scandaleux. Ce n’est pas qu'un concours, c'est bien ou pas. Un concours international de cette envergure... Il y a eu des Français qui ont participé. Il y a Roger Muraro, Pascal Devoyon. Que se passe-t-il avec l'École française de piano ? Voilà. Pour qu’on ne se retrouve pas avec plus de participants. Je ne parle pas de gagner. Je dis juste : "Pourquoi on ne participe pas ?" Parce que les étudiants ne sont pas motivés par les professeurs, par la structure ou par même eux-mêmes. Ils ne sont pas motivés pour ça. Ils préfèrent dire : "Moi, je ne passe pas de concours. Je préfère faire..." Après, tout dépend du profil. Certains ne sont pas intéressés par la carrière. Ils veulent juste acquérir un savoir-faire pianistique, ou n'importe quel autre instrument, mais ils font d'autres études supérieures et donc, ils ont une carrière ailleurs. Ça, c'est bien. Après, on a un autre profil, celui de... "Non. Les concours, ça me n’intéresse pas. Moi, je cultive mes relations." Donc, on a un autre système, celui des réseaux, se faire des réseaux, faire des copinages. Donc, gagner des opportunités d'avoir des concerts en... blablatant. Moi, ça me n’a jamais intéressé. Ni ma professeure non plus. Voilà pourquoi on s'est présentés au Concours Tchaïkovski ensemble, avec un programme qu'on a travaillé dur pendant trois ans, en s'y tenant et en ayant un rythme... un régime de vie spartiate. Parce que c'est une manière honnête de présenter son travail. Quand je suis arrivé à Moscou pour présenter mon travail, je n'y suis pas arrivé avec la pensée que... "Il y a les autres candidats, faut être plus fort. Les autres candidats sont super forts, moi, je suis nul. Ils jouent mieux que moi "Feux Follets" ou "L'Étude en tierces" de Chopin. Il va plus vite que moi. Il est plus puissant que moi." Je suis plutôt arrivé avec des considérations très simples : c'est mon travail, j'en suis fier, je suis fier du travail fait avec ma professeure et je viens là pour représenter mon pays. C'est tendancieux à dire aujourd'hui, je sais, mais moi, je l'affirme : je représente la France, pays de l'Europe et pays du monde. Donc, je suis citoyen du monde, citoyen de l'Europe, citoyen français. Et j'ai représenté mon pays au Concours Tchaïkovski de Moscou, sans aucune honte et avec toute la fierté qu'il peut y avoir, tout en sachant que la musique est universelle, sans frontières. Et je suis très, très fier de m'être rendu capable avec ma professeure de tenir ces épreuves, voilà.
Reportage réalisé dans l'atelier de restauration Nebout & Hamm (Paris)
On se souvient parfaitement de la première fois. C’était en juin 2015, lors des premières épreuves du Concours Tchaïkovski. Il a suffi de quelques mesures d’un prélude et fugue du Clavier bien tempéré de Bach pour comprendre qu’une personnalité était à l’œuvre. Rien ne préparait cependant à ce qu’il mette le feu, quelques jours plus tard, à la vénérable grande salle du Conservatoire de Moscou, par ses interprétations de la Première Sonate de Medtner et de Gaspard de la nuit de Ravel. Lauréat en toute logique de la célèbre compétition, il passa instantanément du statut de musicien inconnu à celui de vedette convoitée.
Depuis, Lucas Debargue s’est produit plus d’une centaine de fois dans le monde entier, jouant avec les plus grands. Une tournée en Asie avec Gidon Kremer, le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen au festival de Verbier, accompagné de Jeanine Jansen, Martin Fröst et Torleif Thedéen, un quatre-mains impromptu en Allemagne avec Martha Argerich figurent au nombre des moments forts de ces deux dernières années. Récemment, il a joué avec deux des musiciens les plus en vue de la planète : Mikhaïl Pletnev – dans le Concerto en sol de Ravel et Prométhée de Scriabine – et Valery Gergiev. Ce dernier, figure tutélaire du concours Tchaïkovski, s’est vite intéressé au jeune Français, lui réservant une place de choix – jusqu’à faire fi de tout protocole – lors des points presse et des concerts de gala qui ont clos la compétition. En octobre dernier, ils ont couplé au Concerto de Ravel le diabolique Deuxième Concerto de Prokofiev. Lucas Debargue est ressorti ruisselant de ce combat homérique, n’hésitant pas à prendre des risques insensés : il n’est pas du genre à s’économiser en concert.
Dans le travail de l'interprétation, la recherche est quotidienne. Elle ne se fait pas forcément au piano. Je suis possédé par la musique tout le temps, je travaille tout le temps parce que quand on a les oreilles, on peut travailler dans sa tête, on peut travailler même sans partition, s’exercer et travailler même l'interprétation, des choses très précises. La distance entre deux notes, combien de temps laissé entre deux notes, ça peut s'élaborer mentalement avant d'approcher le piano. C'est même mieux ! Certaines choses se trouvent qu'au piano, des choses très précises de micro déplacement où sans le piano, c'est très difficile à faire. Mais la plupart, on peut les faire sans piano. Et c'est mieux, car on approche le piano avec une idée, un but à atteindre. Sinon on répète sans arrêt le même passage, comme j'ai tendance à le faire. C'est un vice au piano : si un passage ne marche pas, on répète. C'est pas du tout la bonne solution ! Il faut que tout soit entendu, passe par l'esprit, par l'intelligence, par la raison, soit vérifié par le cerveau, pour ensuite pouvoir être transposé expressivement, par des gestes, par une manière de chanter, par une nuance. Dans la musique de Mozart et dans la musique de Schubert, qui est extrêmement exigeante, mais je pense qu'on peut parfois se tromper sur l'exigence de cette musique. Ce n'est pas une musique exigeante parce que le langage est soi-disant dépouillé, que c'est soi-disant classique et que ça pardonne pas. C'est n'importe quoi d'affirmer ça, car aucune œuvre pardonne quoi que ce soit. Toute œuvre est toute-puissante et est un défi énorme pour l'exécutant. Seulement, on va dire : "Mozart, on entend plus une fausse note que dans la musique moderne." Ce qui est pas du tout une bonne raison. C'est une vérité, mais triviale et pas du tout une bonne raison. Je ne vois pas pourquoi il faudrait pas faire les mêmes sacrifices dans Mozart que dans la musique moderne. C'est-à-dire quand on veut interpréter, il faut parfois se dire que le but, ce n’est pas de ne faire aucune fausse note. Le but, c'est de transmettre, de communiquer le message qu’il y a à l'intérieur de cette pièce, voilà. Si tout n'est pas indiqué... C'est le cas avec Mozart et Schubert. Des choses ne sont pas indiquées sur la partition : comment passer de ce passage à ce passage ? Si on y va tout droit, en suivant le métronome, ça ne fonctionne pas. Parce qu'il y a parfois un écart de nuance énorme : fortissimo-piano. Parfois, une mélodie à la main gauche passe à la droite, d’où une très grande distance à parcourir. On ne peut pas foncer comme ça. On ne peut pas non plus faire ce qu'on va appeler un rubato calibré pour du Schubert, un bricolage ! C'est très, très précis : fortissimo à piano. Voilà. Comprendre comment faire pour rattraper cette ligne, pour la faire passer de la gauche à la droite, il faut prendre ce temps-là, pas plus. Si j'en prends un peu plus, ça ne passe pas, ça ne marche pas. Et il faut être très attentif à ce qu'on fait. Si je peux pas travailler avec Rena Shereshevskaya, ma professeure, je m’enregistre, car on n'est pas conscient de tout ce qu'on fait au piano. Mais le plus important, ce n’est pas comment on va bouger le poignet à droite, à gauche, comment on va se détendre, bien faire les octaves, faire le legato. C'est pas du tout ça ! Chaque petit morceau de partition a sa propre technique adaptée à son exécution. Donc, des choses vont être plus faciles pour certains, parler plus immédiatement, et on va vite trouver le geste et l'adapter. Et des choses vont être plus difficiles, nécessiter du travail, car il faut créer artificiellement un geste, de sorte qu'il devienne naturel. Donc, c'est en ce sens-là que je disais que je ne pouvais pas cesser d’approfondir la musique de Mozart et de Schubert. C'est particulièrement valable dans cette musique. Je ne parlerais pas de langage dépouillé, mais d'une économie de moyens. Mais en réalité, leurs musiques sont extraordinairement complexes, du point de vue des modulations, de la forme, des carrures. On n'est pas du tout dans une musique évidente, dans ce qu'on peut appeler un carcan et même une forme totalement classique. Parce qu'ils ont cette référence-là, mais savent s'en affranchir, chacun à leur manière. Donc, c'est un vrai défi pour l'esprit, qui a naturellement envie de penser que, voilà, c'est classique, donc il faut respecter le métronome. Déjà, c'est complètement anachronique, une remarque comme ça. Qu'il faille utiliser le métronome pour Bach, Scarlatti et Mozart, c’est totalement anachronique. Non. Il faut vraiment laisser cette musique envahir soi-même. Le vrai instrument n'étant pas le piano, mais le corps du musicien. Il faut que la musique puisse rentrer dans le corps et être totalement assimilée. Pas seulement avec le cerveau et les doigts, mais avec le corps tout entier. C'est comme la lecture d'un grand livre. La découverte d'une grande pièce de musique, ça change toute la vie. Il faut être prêt à des changements, à des troubles du sommeil, de l'alimentation. Moi, je dis ça avec le sourire. Ce n’est pas un problème, c'est même réjouissant. Les séances de travail avec ma professeure, qui m'a préparé au Concours Tchaïkovski, mais avec qui je travaille toujours, ces séances ont beaucoup évolué. Avec mon rythme actuel, les concerts, on doit travailler très efficacement, très vite. Voilà. C'est sûr que... Là encore, la question, c'est : "Mais il a du répertoire, lui ? Il a assez de répertoire ? Lui, il a plus de répertoire !" Or, à un certain niveau de pratique instrumentale, le répertoire, ce n’est pas une question. Tout le monde a du répertoire, tout le monde est capable d'apprendre un morceau difficile en un jour. Et il n’y a pas de quoi en tirer une quelconque gloire. Car la musique n'est pas là, ni le vrai travail. Ce n’est même pas le degré zéro du travail. Le degré zéro du travail, c'est quand j’arrive, je me présente à ma prof Rena Shereshevskaya et je lui amène un morceau qui est appris et auquel j'ai déjà commencé de travailler à une interprétation. C'est ça, le degré zéro. Le degré zéro, c'est l'assimilation du texte et déjà la possibilité de le déclamer, de le faire entendre. Sinon on n'est même pas au degré zéro. On est à une espèce de délire assez égoïste de mémorisation. Je vais mémoriser un poème, un texte. Mais faites l'expérience. Si vous travaillez comme ça, si vous n'appropriez pas le texte et ne travaillez pas la déclamation, la prononciation du texte, vous allez le perdre et plus vous en rappeler. La seule manière de mémoriser un texte, et la musique, il y a un texte, c’est de se l’approprier et de trouver, en fait, une manière de prononcer chaque mot, donc, en musique, chaque note. Si chaque note n'est pas prononcée et ne parcourt pas la totalité du corps, ne vibre pas avec la totalité du corps, on ne s'en souviendra jamais et on va se fatiguer. Impossible d'un concert à l'autre de recommencer à tout travailler. Il faut quand même une base solide. Je suis obligé, à chaque concert, de retravailler des choses, bien sûr, et il m'arrive encore avec Rena de lui rejouer "Gaspard de la nuit". Alors que c'est une pièce que j'ai jouée 200 fois, qui m'a fait accéder à la finale du Concours Tchaïkovski... Enfin, voilà, une interprétation, que beaucoup de personnes considèrent comme étant importante. Alors que c'est tout simplement une interprétation à laquelle j'ai travaillé des années avec elle et sur laquelle je continue encore à travailler. Donc, si cette interprétation a atteint un certain niveau, ce n’est pas un hasard. C'est parce que du temps a été passé, de l'énergie a été passée. Il y a ma vie privée aussi qui a interféré avec le travail de cette œuvre et c'est extrêmement important. Quand on est musicien et à plus forte raison, artiste, à mon avis, on peut très difficilement séparer, cliver la vie privée et le travail. Impossible. Vie privée et travail, c'est la même chose. La manière dont on organise et dont on remplit sa vie privée est en communication directe avec ce qu'on dit musicalement et la façon de travailler musicalement.
On a trop dit de lui qu’il était autodidacte. Bien sûr, il s’est construit en grande partie lui-même, se créant son propre monde intérieur, enrichissant sa vision de la musique de ses nombreuses lectures. De là, sans doute, son regard neuf, souvent d’une belle fraîcheur, sur les partitions. Cependant, chacun des pédagogues qui ont croisé Lucas Debargue lui ont été bénéfiques, et même nécessaires : Christine Muenier, la première, en laissant la bride sur le cou à ce poulain entêté ; Philippe Tamborini, en l’aiguillant avec sagesse au bon moment ; Jean-François Heisser, en tentant de circonscrire cette nature foncièrement rebelle dans un cadre plus académique.
Lucas Debargue n’a pas cessé de fréquenter (quand son calendrier devenu surchargé le lui permet) Rena Shereshevskaya, celle qui l’a préparé au concours Tchaïkovski et qui, plus largement, l’a révélé à lui-même. Sans elle, il ne serait pas là aujourd’hui. Elle a extirpé de sa gangue une pierre précieuse aux proportions singulières et à la brillance sauvage. Déjà se profilent à l’horizon l’étude de nouvelles œuvres : le Premier Concerto de Chopin, la Sonate n° 32 de Beethoven… Il sait que le chemin est encore long. Un artiste de ce niveau n’est-il pas en perpétuel apprentissage ?
Ce qui est frappant avec cette pièce, c’est la force de l'impact, en fait, des évocations visuelles. À mon avis, cette pièce peut évoquer un grand monument d'architecture. Ce qui fait qu'elle s'inscrit dans la tradition de la "Hammerklavier" de Beethoven, des grands monuments, de la sonate de Liszt, des grandes pièces, des cathédrales, des monuments, en fait, de la littérature pour piano. Elle s'inscrit complètement dans cette lignée, car on a cette verticalité, en fait, cette colonne soudée à la terre. On a quelque chose de tellurique, avec des harmonies affirmées, des basses affirmées, disposées aux bons endroits pour que ça puisse tenir, mais entre les deux, on a des séries de fresques, extrêmement tumultueuses, avec des évocations de tableaux assez effrayants. Moi, je me souviens que quelqu'un, après un concert, avait parlé de Michel-Ange, en fait. Il avait eu cette impression de chute où on voit tous ces corps très lourds, mais en même temps pas lourds, tous les uns sur les autres, qui tombent du ciel. Et dans la sonate de Szymanowski, on a l'impression aussi de pesanteur, mais de pesanteur qui vole quand même. Parce que les règles de l'harmonie, de la mélodie sont mises tout le temps en question. Tout le temps remplacées... Ça glisse, en fait. Je disais "ramper" tout à l’heure, mais on a l'impression de glisser d'un passage à l'autre. De façon très impulsive, mais toujours contrôlée en même temps. En fait, cette pièce est pleine de contradictions et à mon avis, prend tout son sens, en fait, et sa justification dans la performance live, en concert. Il y a vraiment une progression, un grand crescendo. On commence avec un premier mouvement très mystérieux, avec des triolets, des rythmes assez curieux, très peu de temps forts, et un deuxième mouvement, mais de la passion, lui, au contraire, beaucoup plus métrique. Un allegretto très gracieux où on ne sait pas si Szymanowski se moque ou rend hommage à une tradition de la musique. Puisque c'est un thème et variation, mais on a une gavotte, un menuet, une sarabande, mais arrangés à la façon de Szymanowski, de l'époque. On a des éléments classiques empoisonnés d'éléments de musique moderne. Alors, ça, c'est absolument passionnant à étudier. Il y a un grand, grand finale, qui est une énorme fugue à quatre voix. Là aussi, complètement écrite en style moderne. On a les 12 sons qui sont présents dans le sujet, même si ce n’est pas une fugue dodécaphonique. En ce sens que ça ne respecte pas la règle dodécaphonique de ne pas répéter les sons tout de suite. Certains sons sont répétés, mais on a quand même les douze présents. Donc, le sujet il procède à tous les développements de fugue qu’on peut avoir chez Beethoven et Bach avant. Il inverse le sujet, il l'élargit, il l'augmente. On a des strettes à la fin, mais à chaque fois, en y mettant, sa propre patte. Et il est très, très fort dans le style de la fugue. Dans la forme de la fugue ! Sa "Deuxième Symphonie", contemporaine de la "Deuxième Sonate », a une très grande fugue à la fin aussi. Il a terminé ses trois sonates pour piano par une fugue. À chaque fois, il aime terminer de cette manière et on comprend pourquoi : son style est vraiment adapté. Il y a cette obsession contrapuntique. On ne sait pas où la mélodie, où la ligne va aboutir et avoir cette résolution en fugue donne tout le sens à la pièce. Et surtout en concert, c'est très, très impressionnant. Vertigineux. On a une coda extrêmement virtuose où la totalité du piano est mobilisée tout le temps. Pendant les quatre dernières pages, c'est frappant. Quand je termine la pièce, c'est difficile pour moi de faire un bis parce que j'ai plus de sensibilité. Voilà. Il y a beaucoup de notes, de notes répétées, d'accords. Donc, à la fin, c'est tellement chaud que j'ai du mal à sentir le clavier précisément sous mes doigts. Voilà. Cette pièce est un vrai défi. C'est un défi à apprendre et un défi à exécuter et encore plus, un défi à interpréter. Car moi, ce n’est pas juste l'exécution qui m'intéresse, évidemment.
Lucas Debargue possède des dons peu ordinaires. À vingt ans, sorte de Kaspar Hauser du piano, il traînait encore sa propre technique pianistique, inorthodoxe au possible. En à peine sept ans, le chemin parcouru a de quoi impressionner. Il a pu compter sur de bonnes dispositions physiques, ses doigts, notamment, fins et très longs. Au dessus des touches, le ballet arachnéen ne manque pas de fasciner. Il possède aussi la faculté d’assimiler très vite les œuvres les plus complexes. C’était déjà le cas de la Première Sonate de Medtner et c’est celui, élevé à la puissance 10, de la Deuxième de Szymanowski, dont la difficulté herculéenne a fait reculer plus d’un grand virtuose. À vrai dire, Lucas Debargue est probablement le premier pianiste célèbre – avec Marc-André Hamelin – à l’intégrer durablement à son répertoire depuis Arthur Rubinstein (créateur de l’ouvrage) et Sviatoslav Richter, qui l’a jouée une cinquantaine de fois au cours de sa carrière. Quant à Schubert, il y a peu encore il n’aurait pas imaginé se confronter à un compositeur qui l’a longtemps intimidé.
L’essentiel de son travail, Lucas Debargue l’accomplit loin de l’instrument. C’est intérieurement qu’il apprend une œuvre, l’approfondit et la fait sienne. Ce mélange de force mentale, de spontanéité, de clarté cinglante et de panache fait tout le prix de ses interprétations. On ne sait jamais à quoi s’en tenir en venant l’écouter. Dans ses moments glorieux, la musique prend possession de toutes ses fibres, et alors, il joue comme s’il en allait du devenir du monde.