Dans leur conquête du Nouveau Monde, les Européens font venir des esclaves d’Afrique. Sous le crime contre l’humanité va fleurir un des phénomènes culturels les plus féconds de l’Histoire, la créolité.
Afoxé, blues, bomba, bossa-nova, bouladjel, bouyon, brega, calypso, candomblé, cantoria, dancehall, danzón, kru, kuduro, nueva trova, nyabinghi, pachanga, pagoda, quelbe, romance, son cubano, twoubadou, umbanda, vallenato, valse créole, xaxado, zamacueca, zouk…
La liste pourrait s’étendre encore pendant des pages et des pages, puisque des centaines de genres musicaux ont fleuri depuis le XVIIe siècle dans les pays où l’expansion des nations européennes au Nouveau Monde a eu recours à l’esclavage. Cette conquête a des conséquences culturelles qui s’entendent quotidiennement aujourd’hui dans n’importe quelle rue de n’importe quel pays, tant les musiques nées dans ces nouvelles nations ont manifesté une capacité singulière à déborder de leur espace natal et à voyager selon tous les axes possibles.
Certains de ces genres ont bénéficié de la puissance économique, politique et symbolique des États-Unis, et d’autres se sont imposés parce qu’ils s’opposaient à cette puissance. Certains genres ont été propagés par des stars planétaires et d’autres par une poussière d’artistes anonymes. Certains ont connu une mode fugace et d’autres règnent depuis des générations. Certains ont fait souche sur des continents lointains et d’autres n’ont connu qu’une propagation limitée à des nations du Sud.
Curieusement, l’habitude ne s’est pas imposée, dans les travaux des musicologues comme dans le savoir diffus des journalistes ou des passionnés de musiques, de considérer que tous ces genres musicaux sont liés par leur commune généalogie. On a souvent préféré scinder cet immense ensemble soit par région (l’Amérique du Sud, l’océan Indien, les Antilles, le Brésil…), soit par aire linguistique (le domaine anglo-américain, les musiques latines…), ou encore par période historique. On a tenté trop rarement d’en appréhender le vaste domaine de manière globale, en se souciant plus de sa commune origine que de son éparpillement, en s’intéressant plus à son essence historique qu’à sa contingente fragmentation.
Car tous les genres énumérés ci-dessus ont pour commune origine ces moments de l’Histoire qui ont vu se rencontrer colons européens et esclaves africains — puis leurs descendances — dans les trois Amériques entre les XVIIe et XXe siècles. Ce domaine a quelques excroissances dans l’océan Indien, en Afrique et même en Asie, et inclut aussi des populations venues d’Inde ou d’Extrême-Orient et, évidemment, les peuples premiers d’Amérique. Ce Nouveau Monde qui bouleverse la géographie voit aussi s’enchevêtrer les chronologies, telle évolution concernant Cuba au début du XVIIIe siècle ne touchant la Réunion que deux cents ans plus tard, ou tel phénomène (la disparition des quadrilles d’inspiration française, par exemple) survenant de la même manière à des moments très différents des XIXe, XXe ou XXIe siècles selon les îles des Antilles ou de l’océan Indien.
Il nous semble également qu’un classement esthétique de ces musiques fait trop radicalement l’économie de la réalité humaine. Certes, il est très naturel, lorsque l’on aborde l’étude des musiques du Brésil ou de la Martinique, de se concentrer sur les spécificités et sur les évolutions idiosyncrasiques, et donc de considérer que la polka ou le jazz de big band est une musique « étrangère » et donc superflue dans la réflexion sur la naissance ou l’évolution de genres locaux. Mais on en vient à se priver d’une vision d’ensemble sur ces cultures et les modalités de leurs échanges. C’est — pour employer une terminologie forgée par Édouard Glissant, auquel nous reviendrons bientôt — faire plus de cas des fantasmes de racine que de la réalité de la Relation 1 . Autrement dit, on considère trop facilement les genres énumérés ci-dessus comme des signes d’une identité claire et profonde, alors qu’ils sont le plus souvent le reflet d’un état transitoire d’un rapport en forces sociales, historiques et culturelles, au sein d’un système de représentations d’une féroce complexité.
Extrait de Bertand Dicale, Ni noires, ni blanches : histoire des musiques créoles, Éditions de la Cité de la musique - Philharmonie de Paris (La rue musicale), collection [anthropologie musicale], 2017, p. 5-8. Parution le 4 mai 2017.
Auteur d'ouvrages consacrés à l'histoire des musiques populaires ou à des vies d'artistes (Dictionnaire amoureux de la chanson française, Plon, 2016 ; Tout Gainsbourg, Jungle, 2016), Bertrand Dicale est également chroniqueur sur France Info et auteur de documentaires pour la télévision. Il présentera son ouvrage à la fin du colloque Coloniser / Décoloniser par la musique, le vendredi 21 avril à 18h30, en Salle de conférence de la Philharmonie.
- 1Édouard Glissant expose longuement ce concept dans Poétique de la Relation (Paris, Gallimard, 1990), mais il en a aussi donné une définition succincte, répétée dans maints écrits, interviews et interventions : « La Relation, c’est la quantité finie de toutes les particularités du monde, sans en oublier une seule. »