La première fois que j'ai été en présence physiquement de lui, j'avais neuf ans, et j'avais demandé à mon père de m'emmener de Lyon à Genève, où Pierre était en tournée avec l'Orchestre de la Résidence de La Haye, et où il m'était possible de l'écouter pour la première fois. Comme j'avais un super papa, très à l'écoute de ses enfants, il l'a fait. Mais on a eu un problème de moteur sur le trajet. Le bus qui nous emmenait a été en panne pendant un certain temps, et est arrivé très tard à Genève. Le concert avait commencé. Dans une ville suisse, il n'était pas question, naturellement, de rentrer dans la salle, ce que je respecte tout à fait. Dans beaucoup de salles du monde, c'est devenu comme cela, mais à l'époque, c'était clairement cela là-bas. La situation était tellement stupide. Papa est arrivé à distraire l'attention du gardien de la salle, et à me pousser, tout gamin que j'étais, à l'intérieur. Donc je suis rentré dans le Victoria Hall de Genève, pour voir ce bonhomme d'une énergie insoupçonnable, qui rendait irrésistible la deuxième symphonie de Beethoven. Après, il y avait l'Opus 10 de Webern, puis sonne Éclat, dans la version originale, donc "Le Petit Éclat", comme on dit, et enfin Le Mandarin merveilleux. Le programme m'est resté dans la peau, si j'ose dire. La première œuvre de Pierre sur laquelle je me suis penché, c'était la deuxième sonate. Puis la première œuvre que j'ai analysée, c'était son Soleil des eaux, mais la première œuvre que j'ai jouée, c'est sa première sonate. Avec le recul, quand des décennies plus tard, je l'ai jouée un peu mieux, j'ai pu voir que les premiers pas étaient maladroits. Parce qu'il fallait découvrir un style nouveau, appréhender une virtuosité qui est très audacieuse, et très originale, très particulière. Un monde sonore, une gestualité complètement inhabituelle, complètement personnelle, donc ça faisait beaucoup de bouleversements, mais c'est ce que je souhaitais. Si on aime la découverte, là, il y avait de quoi faire. Travailler sa musique avec lui permettait de s'en approcher beaucoup mieux, parce qu'elle a une force identitaire puissante, mais extrêmement spécifique. Pour s'en approcher au plus près, de connaître l'artiste qui l'a enfantée, c'est d'un très grand secours, mais c'est quelqu'un qui laissait beaucoup de place aux personnes en face de lui. Dans sa direction aussi, du reste, on se sentait extraordinairement guidé, on se sentait une partie de la réalisation d'une vision. Mais on sentait en soi sa propre personnalité, son propre espace de respiration, de production, de projection sonore. Il travaillait avec les humains autour de lui, et en les respectant profondément. Et ça, on le sentait toujours. Quand on s'exprime, on réduit toujours les choses. Si j'ai dit que je préférais la première période dans son processus créatif, et c'est vrai que c'est un moment que j'aime profondément, ce n'est sûrement pas restrictif. Ce qui me fascine avec lui, c'est justement le particularisme de sa trajectoire créatrice, avec tous ces changements d'attitude dans la composition, cette réaction très forte à l'actualité et à l'environnement artistique dans son ensemble, et en même temps, ce côté presque, non pas cahoté, mais contrarié par moments, inattendu, sous pression de quelqu'un qui avait une plume extraordinairement intense, mais pas facile. Il y avait toutes ces périodes où la page blanche ne l'invitait pas facilement à y transmettre sa pensée ou son geste. Je trouve cela très troublant qu'un des créateurs les plus puissants de son époque ait eu des moments de lutte pour créer, qui était d'une lutte tellement âpre, visiblement. Je trouve ça très touchant. Ça trahit une sorte de fragilité qui nous semble paradoxale avec l'être extraordinairement maître de lui et assuré qu'il était. Bien sûr qu'une personne extrêmement assurée en cache souvent une autre, naturellement. Mais ce sont ces doubles, ou plutôt ces côtés composites, qui font la richesse d'une personne ou d'un créateur et qui sont hautement appréciables. Lorsqu'il faisait des suggestions à d'autres pour améliorer leur interprétation musicale, il faisait ça comme un grand musicien. Donc, il se souciait de la forme, du phrasé, de la clarté, de la polyphonie, des textures, de l'énonciation, de tout ce qui constitue la musique. Bien sûr, quand il parlait de la sienne, il lui suffisait de la siffler, de la chantonner ou de la souligner par un geste, et ça sortait de lui. Il pouvait, bien sûr, avec un naturel complet, comme chaque grand compositeur, comme chaque compositeur, et surtout si celui-là est un interprète et son propre interprète, incarner cette musique avec un naturel confondant. La gestation de Répons est une longue histoire. Ça porte sur des années et des étapes. Il était fascinant de l'observer dès le départ, puisque c'était une grande œuvre. Elle alliait les deux institutions qu'il avait créées, l'Ensemble intercontemporain et l'IRCAM, et qui était donc une sorte de démonstration presque universelle du bien-fondé de ces institutions et du résultat qu'elles pouvaient donner. C'était extraordinaire, au début, de l'observer au moment des tests, lorsqu'il nous faisait jouer des petits modules musicaux, pour voir ce qu'en faisait la transformation de la machine, et de voir comment il réagissait en développant certaines idées ou non. On avait l'impression de le suivre dans le développement de sa pièce. Après, c'était frappant de le voir avec des avancées très manifestes, et au contraire, des blocages non moins évidents dans le développement de cette œuvre considérable. Mais c'était une façon de suivre le cheminement d'un esprit complexe, d'un créateur labyrinthique qui s'interrogeait énormément, qui revenait sur lui-même, qui avait une grande exigence, mais en même temps, des moments presque d'explosion créatrice qui étaient irrésistibles. Ces espèces d'antagonismes étaient très violents, par moments. À vivre de près, à observer comme témoin, oui, c'était fascinant, certainement. Ce qui est très particulier avec sa création pour piano, c'est que c'est très abondant. Pendant quelques années, le piano était son instrument. C'était un très bon instrument d'expérimentation en général. Il n'est pas le seul à avoir écrit beaucoup de pièces pour piano à ce moment-là. En même temps, c'est un instrument qu'on a à portée de main quand on n'en a pas d'autres. À partir du moment où il se met à diriger et où il est confronté à des groupes de différentes dimensions, il abandonne l'écriture pour piano seul. Il y a souvent un piano qui fait partie du groupe, ou alors une pièce pour piano, "Cadence", dans Pli selon pli, est à l'origine du matériau d'une pièce, et puis va se déployer en quelque sorte, et irriguer une pièce d'ensemble ou d'orchestre. Il ne compose plus pour piano jusqu'à ce que Berio lui demande d'écrire Incises pour son concours Micheli à Milan. Là, il se remet en selle pour le piano seul. Mais il y a une espèce de béance entre les deux qui est considérable, à cause de la richesse des différentes... des différentes propositions qu'il se fait à lui-même, des différents instrumentariums dont il se saisit. La vocalité, chez lui, je crois que c'est avant tout le poème. Le choix des poèmes et des poètes, et la façon de générer une musique, un type de musique à partir de ce poème, ou de lier sons et mots. De ce point de vue-là, la voix peut nous apprendre beaucoup. Son traitement vocal est un traitement très instrumental, en fait. C'est pour ça que des chanteuses à la voix extrêmement pure ont fait merveille. Je me rappelle de ce que faisait, par exemple, Phyllis Bryn-Julson, dans les années 80, et peut-être 90 encore. Ces voix extrêmement épurées à l'intonation parfaite, aux phrasés extrêmement flexibles, qui se coulaient dans la mélopée boulézienne. La poésie joue un très grand rôle pour lui. Je me rappelle avoir parlé avec lui peu de temps avant qu'il ne s'en aille. Il avait des problèmes d'élocution et de suivi de pensée, et où la poésie était un des domaines où il se retrouvait de façon évidente, où les enchaînements d'idées étaient les plus conséquents et où la passion revenait de façon très claire chez cet homme qui était loin d'être jeune et en bonne santé à ce moment-là. On pouvait voir à quel point elle brûlait en lui, et pourquoi, finalement, elle a généré quelques-unes de ses œuvres essentielles. Le Marteau sans maître, Pli selon pli, j'allais dire deux parmi ses chefs-d'œuvre, ou ses deux chefs-d'œuvre absolus, j'en sais rien, viennent d'une confrontation avec un poème qui joue pour lui un très grand rôle, de façon évidente. Ou des poèmes qui jouent des rôles très importants. Sur les deux poèmes de René Char que j'ai choisis, soit Le Marteau sans maître, soit Le Visage nuptial, Le Visage nuptial est spécialement... Le troisième poème, qui s'intitule Le Visage nuptial, est un poème narratif. Donc vous l'utilisez narrativement et ça devient l'architecture même du texte musical. D'un autre côté, si vous avez un poème qui a deux lignes seulement, vous ne pouvez pas en faire une pièce. Il faut justement soit lui donner une certaine prolongation par des mélismes. C'est très possible, c'est le fonctionnement du plein chant, de faire sur quelques mots des mélismes d'une très grande longueur. Soit vous vous en servez comme articulation de la forme. Je me suis servi de ces deux moyens Le Marteau sans maître. Alors que dans Le Visage nuptial, que ce soit le plus grand poème ou les autres, il y a malgré tout une texture narrative très évidente. On pourrait se poser deux questions en une. Faire de la musique avec lui, de quelle façon ça a pu nous aider à être musicien ou à jouer d'autres musiques ? Si on parle de sa musique à lui, elle est tellement spécifique. Est-ce que la production d'un son boulézien peut nous aider à produire le son de quelque autre compositeur ? Je n'en suis pas sûr. Peut-être dans les fondements, les règles de la production sonore. Mais on parle d'autre chose, là. Par contre, la façon dont Boulez faisait de la musique, dont il l'interprétait, la façon dont il assumait son rôle d'interprète et dont il assumait son engagement, qui était total, mais avec une sorte d'épure extrêmement forte, là, on pouvait vraiment apprendre beaucoup. C'est-à-dire dans la recherche, par le respect et par l'étude, du message d'une œuvre, de sa vérité, quelque part, et dans la recherche de le communiquer pour le mieux. C'est-à-dire, chez lui, cette sorte de parachèvement somptueux de l'objectivité, dans le plus beau sens étymologique de ce terme, c'est-à-dire présenter une œuvre, rendre présente une œuvre dans toutes ses richesses possibles et avec une fidélité brûlante, quelque part. Là, la leçon boulézienne était incomparable. Il me semble que Boulez était un homme de conscience. Tout venait de cet engagement de conscience. Toutes ses décisions, depuis la création, dans ce qu'elle avait parfois de caché, de secret, de mystérieux, jusqu'aux gestes les plus communicants, il y avait toujours une responsabilité par rapport au contenu, par rapport au sens des choses, par rapport à une éthique artistique profonde. Et en cela, il est encore infiniment présent. Il a été une espèce de guide pour son époque, mais aussi, je pense, pour les époques futures. Oui, une incarnation, pour moi, de la conscience artistique. C'était quelqu'un d'une force absolument irrépressible. Et oui, quand il était présent, le monde était différent. Dès qu'il se mettait à réaliser de la musique avec les autres, l'ordre était aveuglant, quelque part. Mais aussi l'intensité du moment musical, la puissance de l'intuition et la puissance de la réflexion. Cette conjonction entre des impulsions musicales qui semblaient irrévocables, et en même temps une réflexion et une mise en ordre qui étaient aveuglantes. C'était quelqu'un d'extrêmement cultivé et informé. Donc il a absorbé énormément. Il a absorbé énormément de la vie culturelle et intellectuelle française, notamment comme jeune musicien quand il était dans la compagnie Barrault, où il a côtoyé tout ce qui se faisait dans l'hexagone en matière de têtes pensantes. Mais ce qui m'a frappé en lui, c'est qu'il y avait toujours une sorte, comment dirais-je, presque de sauvagerie dans la nécessité de s'exprimer, de faire la musique, de faire avancer les choses, qui était très intuitive quelque part. C'était l'homme de son temps, celui qui avait 20 ans à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et qui dans un univers détruit, une Europe détruite, un pays qui dans son histoire récente n'avait pas qu'à être fier de ce qu'il avait fait, devait mettre beaucoup de choses aux orties, et construire un monde radicalement nouveau. Il avait une trempe d'avant-gardiste certainement, mais il a été porté par cette époque qui invitait vraiment à ce genre d'attitude. La question de l'identité française et de la langue française, c'est toujours paradoxal de dire de la part de quelqu'un qui était tellement mêlé, comme on dit, l'homme mêlé, et qui était tellement tourné vers la création et la culture germaniques, c'est un peu gênant de dire : "Il était malgré tout très français." En quoi ? Certainement par son écoute, puisque nous sommes un pays de... pas seulement de l'entendu, mais de l'écouté, de l'acoustique. Certainement par un certain type de réflexion, et de désir de clarté, qui est très frappant chez lui. Et sans doute aussi par un type d'univers sonore et de flux musical qui correspond à sa langue. Est-ce que la pensée génère la langue ou la langue, la pensée ? C'est l'éternelle question. Dans l'histoire de l'attirance pour la culture germanique, il y a aussi une attirance vers l'Allemagne de l'après-guerre, c'est-à-dire celle qui se reconstruit et qui le fait avec le désir de tourner une page épouvantable. Ce qui se passait dans les radios allemandes à ce moment-là, et ce qui se passait avec certains artistes ou intellectuels allemands est une chose extrêmement forte. Je pense que cette intensité, ce radicalisme, lui ont plu. Je crois. Il y a eu aussi, évidemment, certains milieux français, il a écrit là-dessus, qui l'ont profondément irrité et dont il a voulu se distancier. C'est pour ça qu'il est allé habiter en Allemagne. Son fameux départ, en claquant la porte, il n'est pas le seul à l'avoir fait. Mais ça avait le mérite de la clarté. La première année était très difficile parce qu'il a pu... faire démarrer l'ensemble sur les chapeaux de roue parce qu'il y a eu une opportunité politique. Mais en fait, personne n'était prêt pour cela. Lui était encore à New York. Il a fallu faire les choses un peu à la dernière minute. Et c'était vraiment difficile. Il était très absent. Les équipes n'étaient pas encore formées. Les locaux étaient mauvais. Une partie du personnel qui s'en occupait n'était pas adéquate. Il a fallu vraiment essuyer les plâtres. Il fallait vraiment croire en lui pour rester à tout prix. Mais ensuite, quand il est revenu, dès qu'il était là, sa présence était tellement flamboyante et donnait tellement de sens, une telle profondeur, une telle hauteur de vue surtout. On pouvait tellement apprendre de cette personne qui avait eu des expériences multiples et au plus haut niveau, alors la question ne se posait plus. La dimension, non pas du personnage, mais de la personne, de l'artiste, du musicien, du professionnel était vertigineuse. Je crois que pour un musicien, on ne pouvait pas espérer mieux que de côtoyer quelqu'un qui avait une telle dimension. J'étais au cœur de cet ensemble. Donc, c'est difficile d'observer, même rétrospectivement, la façon dont c'était perçu. Néanmoins, ce qui était clair, c'est qu'il y avait une fascination très forte, notamment de tout un milieu intellectuel et culturel français, notamment des gens de très haut niveau, entre guillemets. Il y avait une fascination certainement des politiques. Il y avait une sorte de respect un peu effrayé d'une partie du milieu musical. Il y avait également une opposition farouche, hargneuse même, notamment médiatique. Par moments, il y a eu des campagnes de presse qui étaient très mal informées et parfaitement infectes. Mais bon, quand quelqu'un vise très haut, c'est presque inévitable. Et puis, c'est un polémiste. Ça créait de l'animosité en retour. Mais je dirais qu'il y avait une violence de l'événement qui était très forte et qu'au moins, on avait l'impression de vivre quelque chose de sensationnel. Alors oui, ce n'était... Ce n'était pas toujours... dans une sorte de... de tranquillité paisible générale. C'est vrai. C'était plutôt de l'ordre du combat. Mais quel combat ! Je crois que toute personne qui a eu la chance ou qui a voulu côtoyer quelqu'un qui est très créatif a la possibilité, j'allais dire le devoir, d'être un témoin. Passeur, c'est si on est un témoin de qualité. Naturellement, des passeurs, il y en a beaucoup. Surtout auprès de quelqu'un qui a été confronté à tant de situations, qui a rayonné sur autant de musiciens. Donc, nous sommes nombreux, et Dieu merci. Mais finalement, pour délivrer un message exigeant, parfois hermétique, et souvent rejeté, peut-être pas si nombreux que ça.
On l’aperçoit dans la toute première archive télévisée de l’Ensemble intercontemporain, intitulée « Le chef d’orchestre actuel », où l'on voit Pierre Boulez diriger Éclat. Après quelques courtes images de répétition, suivies d’un plan sur Boulez lui-même, la caméra s’attache à un tout jeune pianiste, tournant autour de lui en dézoomant : c’est Pierre-Laurent Aimard. Il a à peine 19 ans, un pansement au petit doigt de la main droite et, déjà, ce toucher exceptionnel qui semble, en quelques mesures, souligner la singularité fulgurante en même temps que l’héritage musical du piano de Boulez.
Pour Aimard, l’histoire est ancienne : il admire Pierre Boulez depuis sa plus tendre enfance. À l’âge de 9 ans, il a même été jusqu’à demander à son père de l’emmener à un concert dirigé par le maître. Boulez, de son côté, nourrira toujours pour le pianiste une admiration non feinte, doublée d’une confiance sans faille en l’interprète. Pierre-Laurent Aimard passera dix-huit ans à l’Ensemble, créant des centaines de partitions (dont Répons) et développant avec Pierre Boulez une complicité qui ne s’exprimait jamais avec une plus grande pureté qu’en musique. Les deux hommes partagent en effet une sensibilité, une rigueur, et une délicatesse certaine des sentiments ainsi qu’un esprit fin et cultivé.
S’il quittera finalement la famille intercontemporaine pour voler de ses propres ailes, Pierre-Laurent Aimard n’en restera pas moins en termes amicaux avec son fondateur, échangeant avec lui jusqu’à sa disparition en 2016, sans jamais, toutefois, basculer vers la familiarité du tutoiement. Le pianiste est, encore aujourd’hui, l’un des plus fervents promoteurs du répertoire boulézien. Il continue également d’œuvrer au service des compositeurs de son temps, gardant toujours à l’esprit la conscience artistique qu’incarnait pour lui Pierre Boulez.