À la répétition générale, je rate un pizzicato, une note. Pierre continue la répétition générale, tout se termine très bien. "On se voit ce soir au concert." Je le croise dans le couloir. Il m'arrête, me prend le bras et dit : "Tu me dois pizzicato." Pour bien dire : "Je ne me suis pas arrêté, "mais ça ne m'a pas échappé." Ma première rencontre en personne avec Pierre Boulez date de mon audition pour l'Ensemble intercontemporain. J'étais encore étudiant à New York à l'époque, 23 ans. Je me suis rendu à la résidence Avicenne, dans la Cité universitaire au sud de Paris, où avait lieu cette audition pour le poste de violoncelliste à l'Ensemble intercontemporain. Il y a eu l'audition elle-même. C'était quelque chose à la fois d'inspirant et d'intimidant de jouer pour celui qui était une légende vivante à l'époque. J'ai eu sur le moment de cette audition, lors de cette première rencontre, ce que j'ai vécu ensuite pendant mes dix ans à l'intercontemporain. Il y a ce magnétisme d'une personne qui est tellement habitée par la musique, par sa mission pour la musique. Il y a cette urgence qu'ont ces immenses personnalités artistiques. Inévitablement, quand vous êtes à leur contact, vous recevez de cette urgence et vous vous donnez quelque chose dans votre jeu. Il y a un petit plus qui vous est transmis par ce charisme. Je l'ai senti à l'audition même, au moment de jouer pour lui, en sa présence. Ensuite, je me souviens qu'à la fin de cette audition, il y avait un moment de lecture a vue. C'était un extrait de la Sérénade de Schönberg qu'on devait lire comme ça. On le lisait une fois tout seul. Ensuite... il venait se poster devant nous, à 1,50 mètre, et il nous dirigeait. Seul, pour rejouer. Il disait : "Telle mesure, faites ça, faites ça différemment." Il nous donnait des indications et il dirigeait. C'était ma première expérience d'être dirigé par Pierre. Au-delà d'être un immense musicien, exigeant, iI y avait cette chaleur de la personnalité. À partir du moment où il vous faisait confiance, où il sentait que vous aviez le même désir que lui de tout donner pour la musique, il était là pour vous. Il était disponible à tout moment et extrêmement fidèle, extrêmement présent. Je peux même donner un exemple d'un moment. Un an et demi après être entré à l'intercontemporain, j'ai eu un problème de santé. J'ai eu une blessure au doigt qui m'a immobilisé pendant six mois. Je recevais à intervalles réguliers une petite carte, un appel pour savoir où ça en était, si j'avais besoin d'une recommandation de docteur. Ce n'était pas unique. C'était quelque chose de normal pour lui, d'être présent pour ses musiciens quand ils en avaient besoin. J'ai eu la chance de commencer mon travail à l'intercontemporain avec Répons. C'est quelque chose qu'on n'oublie pas. C'était ma première répétition à l'intercontemporain. C'était en été, au mois d'août. On allait faire une tournée avec l'œuvre. Première répétition à l'IRCAM, dans la salle de l'Espro, au sous-sol. Tout de suite, d'être baigné dans... cet univers complètement... fou, il faut bien le dire, sonore, d'énergie tournoyante, ce qui était un concentré de l'univers de Pierre Boulez à l'époque. Ça a été vraiment extraordinaire. Il y a eu la préparation de la partition, une partition gigantesque où il y avait 36 millions de notes à apprendre. Encore une fois, cette première répétition où tout d'un coup, j'avais à ma droite les cors. Toute cette disposition, le dispositif électronique, avec la prolongation par la machine de l'univers sonore des solistes. Je suis très content que ça ait commencé par une plongée au cœur d'une œuvre phare, d'une œuvre dense. Ça a été vraiment comme plonger, comme ça, dès la première répétition, au cœur des choses. C'était très fort. Une des caractéristiques de Boulez, compositeur, c'est qu'il s'est plongé, il me semble, vers chaque instrument, et il est allé creuser, chercher l'extrême comme la force de sa pensée le poussait à le faire. Comment repousser les limites d'un instrument ? Je pense que les grands compositeurs font ça de manière générale. C'est ce que faisait Beethoven. Tous les pianistes vous le diront. C'est ce que fait Lachenmann. Boulez, d'une manière différente, plus d'une manière "conventionnelle", vraiment techniquement du violoncelle, ce n'est pas le... On ne va pas dans le territoire qui est au-delà de la production de notes à proprement parler, mais il y a une connaissance extrêmement pointue. Je pense que c'est comme dans tout ce qu'il faisait. On sent qu'il s'est penché dessus, qu'il est allé chercher les limites et qu'il va repousser les limites de la virtuosité. J'ai tout de suite vécu ça avec Répons, parce que dans la partition de Répons, tous les instrumentistes pourront vous le dire : on est vraiment poussés dans nos limites de l'exigence pour l'instrument. Par la suite, quand j'ai joué Messagesquisse, évidemment, sa pièce pour sept violoncelles, j'ai aussi rencontré un autre sommet de la virtuosité pour violoncelle que je n'ai pas connu chez d'autres compositeurs. C'est vraiment... Messagesquisse est la pièce la plus difficile que j'aie jamais jouée de ma carrière de violoncelliste, tous répertoires confondus. Je crois que comme tous les grands compositeurs, il a besoin d'aller aux limites du possible. Pourquoi on fait de la musique ? L'art, c'est quoi ? C'est pour nous sortir de notre condition humaine. C'est pour nous emmener vers cet ailleurs, vers cet au-delà. On va toujours aller chercher les limites. C'est ce que font les grands peintres. Les compositeurs, c'est la même chose. C'est ce que font les grands athlètes. On l'a vu avec les Jeux olympiques récemment. Les grands compositeurs, c'est pareil. Pierre Boulez fait cela non seulement au niveau conceptuel, avec, on le sait, cette force de l'esprit absolument hors-norme, mais pour cela, il va aussi utiliser l'outil, c'est-à-dire chacun de ses instrumentistes. Il va aller chercher chez eux les limites, juste les limites et un petit peu au-delà. Il y a là cette grande exigence instrumentale et virtuose. Pierre Boulez a complètement incarné dans ses œuvres l'idée, le concept, et plus que le concept, la réalité de ce qu'était son ensemble, l'Ensemble intercontemporain, où il a toujours dit : "C'est un ensemble de solistes." Il le prouvait dans les œuvres qu'il a composées pour cet ensemble. On pourrait retourner les choses et dire qu'il a créé cet ensemble pour jouer ce type de musique où effectivement chaque partie est solistique. Je reviens encore une fois à Répons ou à Explosante-fixe. Chacune des parties instrumentales de ces ensembles, de ces œuvres d'ensemble a une exigence qui est largement au niveau du répertoire le plus virtuose pour chacun de ces instruments. J'ai eu la chance d'entrer à l'ensemble à un moment où Pierre Boulez était encore extrêmement présent. Il était déjà au sommet de sa carrière. Il était déjà une légende vivante, mais il tenait à être encore très présent en nombre de dates disponibles, de tournées, etc. C'était encore clairement son ensemble à l'époque. Ce que j'ai vécu à l'ensemble... Je pourrai jamais exagérer l'importance qu'ont eue ces années à l'intercontemporain pour moi. Ça a été une chance extraordinaire d'intégrer cet ensemble quand j'avais 23 ans, à la fin de mes études et d'être formé, parce que c'était ça aussi l'idée de Pierre Boulez. Il aimait prendre des jeunes musiciens dans son ensemble pour les former, parce qu'il savait qu'il pouvait encore, qu'il y avait de la marge pour les aider à vraiment devenir eux-mêmes. C'est exactement ce qui s'est passé. En entrant dans l'ensemble, à ce moment-là, à cet âge-là, j'étais d'une part entouré d'une flopée de musiciens extraordinaires. Le casting était un casting de rêve. Il y avait encore Pierre-Laurent Aimard, Florent Boffard, Sophie Cherrier, Emmanuelle Ophèle. Je ne vais pas tous les citer, mais c'est des personnalités qui étaient tellement habitées par cette urgence de l'interprétation la plus... la plus honnête, la plus transparente, la plus pure possible. Tout cela venait évidemment de la personnalité qui avait créé cet ensemble, de Pierre Boulez qui était donc très présent et qui du coup irradiait même au moment, dans le travail, dans chaque répétition et au moment des concerts cette exigence qu'il avait pour lui-même, mais aussi pour ceux qui travaillaient avec lui. Ça, je crois qu'on en profitait tous. Il y a tellement de beaux souvenirs de répétitions avec Pierre Boulez. J'ai un peu honte. Le premier souvenir qui me vient à l'esprit, c'est une anecdote. On était à Badenweiler, qui était un lieu assez extraordinaire dans la campagne du sud ou du sud-ouest de l'Allemagne, pas loin de Fribourg-en-Brisgau. Il y avait M. Klaus Lauer qui possédait un hôtel et qui était fan de Pierre Boulez et qui l'avait convaincu de venir avec l'intercontemporain donner des concerts dans une salle de son hôtel. C'était à mes débuts à l'intercontemporain. On jouait la fameuse Sérénade de Schönberg. C'est une écriture assez exigeante. À la répétition générale, je rate un pizzicato, une note. Pierre continue la répétition générale, tout se termine très bien. "On se voit ce soir au concert." Je le croise dans le couloir dans l'après-midi. Il m'arrête, me prend le bras et me dit : "Tu me dois un pizzicato." Pour bien dire : "Je me suis pas arrêté, "mais ça ne m'a pas échappé." C'était aussi un de ces aspects de Pierre, à la fois cette présence extraordinaire et puis cette bonhomie aussi. Tant qu'il était content avec le travail, il y avait ce côté-là. Un autre souvenir fort que j'ai, mais qui est plus général, c'est la présence de Pierre en concert. Ce que je trouvais fascinant, c'est qu'on pourrait se dire : "Il était déjà le pape de la musique. "Tout le monde l'admirait." On donnait des concerts à Carnegie Hall, mais aussi dans des salles moins prestigieuses. Le moment du concert, quel que soit l'endroit, la main de Pierre tremblait très légèrement. Il y avait cette petite fébrilité du concert. Je trouve que ça... C'est ce que disait Sarah Bernhardt. Si on n'a pas le trac, on n'est pas vraiment présent. Je trouvais ça magnifique que cet immense artiste respecté, adulé, au moment du concert, on est en danger, même quand on est Pierre Boulez. Il y avait cette fragilité qui, je crois, est effectivement indispensable à la création de grandes choses. Premièrement, il y a une dynamique qui est importante. Il faut que vous ayez la tension pour cent personnes. Bien sûr, ce n'est pas 100 fois la tension d'une personne, mais il faut que cette tension qu'exige l'œuvre... Il y a une tension qui peut être une tension très... disons... pas plate, mais une tension qui peut être calme, qui peut être vraiment très calme. Ou il peut y avoir une tension dans la logique, dans la force, dans la vitesse et dans la brutalité. Là, il faut que vous changiez. Et surtout, il ne faut pas, quand vous avez, ce qui peut se passer dans un concert, il y a une petite faute, surtout ne pas faire une grimace ou dire "Mon Dieu". Il y a rien de pire pour le musicien. Il sait très bien qu'il a fait la faute, alors pourquoi lui faire remarquer qu'il a fait une faute ? Au contraire, il faut être... Avoir non pas la placidité, mais dire : "Oui, très bien, j'ai entendu." Si vous avez l'occasion de rejouer cette pièce, au moment même, vous allez le regarder et lui dire : "Attention, pas une seconde fois." C'est exactement ça. Tout le monde le comprend parce que vous faites attention. Pourquoi il a fait cette faute ? C'est inexplicable. Nous-mêmes, quelquefois, comme chef, on fait une faute à un endroit qui est tout à fait inattendu. Il faut savoir qu'on est mortels comme les autres, tout simplement. L'exigence de Pierre était toujours au top. Au moment des enregistrements, son côté pragmatique était très précieux parce qu'en enregistrement, surtout avec un ensemble ou un orchestre, on n'a pas un temps illimité. Ce n'est pas comme en musique de chambre. Donc il faut que les choses soient bien faites en un temps donné. Pour ça, il était... C'était extraordinaire. Il savait gérer le temps et donner l'importance à ce qu'il fallait au bon moment. C'était fascinant. Je me souviens d'une petite anecdote à propos de Messagesquisse, de l'enregistrement de Messagesquisse qui est, encore une fois, une pièce extrêmement difficile. Il le sait, il le savait. Il savait que la partie de soliste du violoncelle principal nous mettait au bord du précipice. Il y a toute une partie au centre de l'œuvre qui est extrêmement exigeante. On avait joué l'œuvre en concert deux ou trois fois avant la séance d'enregistrement. Au concert, il me poussait dans le tempo vraiment au maximum. Je me sentais vraiment à chaque fois en danger sur scène. Le tempo qu'il voulait, au métronome, c'était la noire à 144 battues par minute. Un tempo très rapide. On arrive au studio pour l'enregistrement. Il dit: "Pour l'enregistrement, on fera à 142." Il mettait son métronome à 142 battements par minute au lieu de 144. "Comme ça, pour l'enregistrement, on a cette petite marge "qui va donner un peu plus de solidité pour les microphones." Incroyable. C'était un petit détail. Sur le moment, ça m'a fait sourire et je me suis rendu compte que c'était en fait très sérieux. C'était cette petite différence. Il savait qu'il fallait gérer son soliste comme un sportif de haut niveau. On le fait chauffer à bloc la veille et au moment de la compétition, on dit: "Tout va bien." Et ça a permis de faire un bel enregistrement. Je pense que Pierre était plus quelqu'un qui aimait que chacun prenne sa part de responsabilité. Il aimait déléguer de cette manière-là et faire confiance. Dans l'enregistrement, je n'ai pas le souvenir qu'il allait passer un temps fou à trouver le son idéal. Ça, il y a des gens qui font ce métier-là. Son métier, c'est de faire une belle interprétation, telle qu'il se la représentait. Il y a d'autres personnes dont le métier est de faire un univers sonore, créer un univers sonore à travers les micros. Dans mon souvenir, ce n'était pas sa priorité. En tout cas, il n'estimait pas que c'était à lui de s'occuper de ça et il ne voulait pas empiéter là-dessus. Je crois qu'à l'international, Pierre Boulez est un peu l'incarnation d'une certaine force de pensée française qui est dans la rationalité, mais avec ce mélange de rationalité et de poésie qui est dans son langage, son langage, qui est tellement basé sur la construction, sur la force de l'esprit, qu'il y a aussi cette texture tellement française dans l'instrumentarium, dans le travail avec les instruments de résonance. Et aussi dans son travail. Beaucoup d'orchestres qui adoraient travailler avec Pierre Boulez, le Philharmonique de Berlin et les orchestres américains, Chicago, appréciaient beaucoup cette manière très pragmatique de Pierre, les pieds sur terre. On place les choses et on laisse la musique ensuite surgir, apparaître grâce à la mise en place. Pierre n'allait pas commencer devant les orchestres des discours infinis sur la philosophie d'une certaine musique. Il disait : "Mettez ça en place. L'intonation... Moins fort, plus fort." Il paraissait un peu... Comme s'il mettait en place de manière très modeste les choses. Mais c'était ensuite pour laisser la musique s'exprimer. Je crois que c'est quelque chose qui était très apprécié de ces grandes phalanges mondiales. Ensuite, il y a toute son... la marque qu'il a eue à travers sa présence en Allemagne et sur les générations de compositeurs, les deux ou trois générations de compositeurs qui ont suivi. C'est beau de voir encore maintenant des compositeurs qui ont aujourd'hui 20 ou 30 ans et qui profitent encore... de ce que Pierre a réalisé en tant que compositeur, en tant que chef et en tant que créateur d'une structure, d'un engagement, on pourrait presque dire politique, au sens de politique culturelle. C'est beau de voir qu'on parle encore à des compositeurs aujourd'hui. Je pense à Benjamin Attahir ou à Jörg Widmann. Tous se réfèrent à Pierre avec non seulement admiration, mais ils ont conscience d'avoir une part d'héritage de ce que Pierre a réalisé. Il se trouve que je suis vraiment professeur de violoncelle dans une Hochschule en Allemagne, à Fribourg. Je cite souvent Pierre quand j'ai envie de donner aux jeunes musiciens... envie de leur transmettre un peu ce dont moi j'ai pu profiter, ce qui m'a aidé à avancer en tant que musicien. Je trouve que dans le travail d'enseignement, j'assume tout à fait le fait de vouloir partager mon expérience personnelle. Je crois pas un enseignement simplement abstrait. Je crois qu'on a vraiment besoin d'être incarné quand on enseigne, de dire : "Voilà ce que j'ai vécu, ce que je vis comme musicien sur scène." Et donc inévitablement, régulièrement, réapparaît dans mon enseignement ce que j'ai vécu et ce que j'ai emporté de mes dix années à l'intercontemporain et auprès de Pierre Boulez. Le penseur et le concepteur Pierre Boulez m'a toujours évidemment fasciné, mais je crois par tempérament, j'ai plus... Comme j'ai eu la chance d'être au contact avec l'homme et avec ce qu'il avait créé à l'époque, l'IRCAM, l'intercontemporain, et de faire partie de tout cela, c'est surtout cela qui m'a marqué. Évidemment, j'ai essayé de lire Penser la musique aujourd'hui. Je vais être tout à fait sincère : je pense en avoir compris 5 %. Par contre, Points de repère est un livre que j'ai trouvé... que j'ai trouvé fascinant. Quelque part, j'avais déjà à l'époque le sentiment de lire quelque chose, et ce n'est pas du tout péjoratif, mais quelque chose qui faisait partie de l'histoire. J'ai plus l'impression de pouvoir ainsi lire une des... Justement, un des points de repère de l'histoire de la musique du XXe siècle à travers ces écrits de Pierre Boulez puisque évidemment, il est au centre de cette vie musicale du XXe siècle. Je trouvais ça fascinant, mais je lisais ça plus comme un livre d'histoire. Ce qui a plus influencé ma manière d'être musicien, ça a été le rapport personnel et la rencontre avec l'homme.
La première fois que Jean-Guihen Queyras a joué sous la direction de Pierre Boulez, c’était un extrait de la Sérénade op. 29 de Schönberg, pendant le concours d’entrée à l’Ensemble. Après avoir joué le passage une première fois tout seul, le violoncelliste de 23 ans voit celui qu’il considère comme un géant de la musique se lever, venir vers lui, et lui donner quelques instructions. Après quoi, Queyras rejoue l’extrait, cette fois sous la direction du chef et compositeur. « J'ai ressenti dans ces premières quarante secondes de musique partagées avec Pierre ce dont j’allais faire l’expérience au cours des dix années suivantes passées au sein de son ensemble, se souvient le violoncelliste : une présence absolue, une calme intensité qui avaient le pouvoir de galvaniser ses interprètes, un feu intérieur qui lui permettait d’aller chercher au plus profond d’un instrumentiste le meilleur de lui-même, de se transcender. »
Comme pendant de cette profondeur musicale, la relation entre les deux hommes sera aussi bien souvent primesautière, mais toujours sous le signe d’une immense bienveillance. Le lendemain du concours, les parents du jeune Queyras reçoivent dans leur atelier de poterie de Forcalquier, en Provence, la visite d’une petite dame énergique et pleine d’humour, elle aussi, qui leur lance : « Je suis la sœur de Pierre Boulez. Il me charge de voir d’où sort sa nouvelle recrue ! » C’est ainsi que Jean-Guihen Queyras découvre en Pierre Boulez un voisin de la famille : le compositeur s’était en effet fait construire, en 1979, une maison à l’architecture remarquable près de Saint-Michel-l’Observatoire, à quelques kilomètres de Forcalquier. Plus tard, Jeanne Chevalier (née Boulez) sera une habituée du festival que Queyras a fondé dans son village. Pierre Boulez lui-même s’y rendra à l’occasion.
Entretemps, c’est à Jean-Guihen Queyras que le maître confie ses plus vertigineuses partitions pour violoncelle, telle la partie soliste de Messagesquisse (qu’ils enregistreront en 1999). C’est aussi Queyras qu’il choisit pour enregistrer le Concerto pour violoncelle de Ligeti avec l’EIC en 1994. Et quand Pierre Boulez remporte le Golden Gould Prize en 2002, le violoncelliste a certes quitté l’Ensemble depuis un peu plus d’un an, mais c’est quand même sur Queyras qu’il jette son dévolu pour le Glenn Gould Protégé Prize, signe de cet amitié musicale quasi filiale qui les unira toujours. « Je garde de mes dix ans au contact quasi quotidien de Pierre le souvenir d’une chaleur humaine, d’une grande fidélité, d’une authenticité basée sur une constance et sur le dévouement à un idéal, écrit le violoncelliste. Et je retiens que, si l’on veut voir loin ou grand, il faut avancer pas à pas, un pizzicato à la fois. »