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Le reggae, une musique pour des temps troublés

Publié le 06 avril 2017 — par Thibault Ehrengardt

— Catalogue Jamaica Jamaica ! - © DR

Dès son apparition, à la fin des années 1960, le reggae est mêlé à des enjeux identitaires, politiques et théologiques d’une grande complexité. Dans ce contexte difficile, marqué par la guerre froide et une situation économique et sociale désespérée en Jamaïque, le reggae cherche encore ses voies. 

La résonance mondiale de Bob Marley et d’une poignée d’artistes ne doit pas occulter la dimension résolument locale du reggae. Musique de petits producteurs, articulée non pas autour d’albums mais de 45 tours, elle se révèle populaire par excellence. C’est au coeur des discothèques ambulantes qui se produisent au coin des rues, les sound systems, qu’elle prend racine dans les années 1950. Pour attirer le public, les opérateurs de sound systems affirment leur suprématie musicale en passant des disques rares, qu’ils vont parfois chercher jusqu’à New York. Cette course à l’exclusivité les pousse à s’improviser producteurs. Peut-on trouver plus sûr moyen de passer de la musique inédite ? Ils se rapprochent alors d’une poignée de musiciens locaux, pour la plupart sortis de l’institution catholique d’Alpha Boys’ School. Ainsi apparaît, dans les années 1950 et 1960, la scène musicale jamaïcaine, qui donne naissance aux deux premiers genres spécifiques à cette petite île des Caraïbes : le ska en 1962, puis le rocksteady en 1966.

LION ! ZION !

Le reggae émerge en 1968 : créatif, subversif, il défie le pouvoir colonialiste et prône la « négritude » à une époque où Malcolm X et les Black Panthers enflamment l’Amérique et où leurs livres sont interdits de vente en Jamaïque. Le parti en place, le Jamaican Labour Party (JLP), conservateur, est balayé par le vent du changement tandis que le People’s National Party (PNP), socialiste, souffle à l’unisson avec la rue. Son nouveau meneur, le charismatique Michael Manley (1924-1997), fait campagne sur des rythmes reggae et truffe sa rhétorique d’idiomes rastas. Avec son rod of correction (bâton de correction), qu’il dit tenir d’Haïlé Sélassié, il se hisse au pouvoir en 1972 et déclenche une euphorie populaire aussitôt traduite en musique.

Entre 1968 et 1972, le early reggae se cherche. On pense qu’il s’oriente vers une sophistication à l’américaine – à tort. Sous la poussée de petits producteurs du ghetto, il se radicalise et devient roots, sauvage. En 1973, Bob Marley signe chez Island mais, en Jamaïque, c’est Big Youth (né Manley Augustus Buchanan en 1949) qui rafle la mise. Gamin des rues, Big Youth hurle « Lion ! Zion ! » aux oreilles de l’establishment, appelle à la destruction du Pape et à l’avènement de l’Homme noir. Une percée d’autant plus fracassante que Big Youth n’est pas chanteur mais deejay. Entre chant et débit parlé, ce style révélé par Ewart « U-Roy » Beckford naît en sound system. D’abord utilisé pour introduire, animer et commenter les morceaux, ce toasting devient, après le pionnier Count Matchukie et le fondateur U-Roy, une caractéristique essentielle du reggae et une dominante du dancehall qui lui succédera.

POLITRICKS

Big Youth, Bob Marley ainsi que toute une génération d’artistes délivrent un message rasta décomplexé car socialement reconnu. « Mr. Brown », le représentant de la classe moyenne qui aspire à des valeurs occidentales, voit avec horreur ses filles se rapprocher des Rastas. Une victoire sociale symptomatique de l’abolition, du moins en surface, de la lutte des « races » sous l’administration Manley. Pendant ce temps, les politiciens engagent un bras de fer dans les quartiers de Kingston qu’ils transforment en « forteresses » armées. Les seigneurs de la guerre agissent en toute impunité, protégés par leurs appuis en haut lieu. Ainsi que Marcus Garvey l’avait prédit, le chaos et la terreur s’installent en Jamaïque. Les Rastas voient l’île comme une caisse de résonance biblique. Le retour du Christ noir, Rastafari, a déclenché l’Apocalypse. Et tandis que s’effondre Babylone, l’Homme noir doit s’unir, fuir ces « sables mouvants » pour retourner en Afrique et y accomplir son destin. Loin du peace and love hippie, le reggae prêche la nécessaire union entre les Noirs qui s’entretuent sous l’influence pernicieuse de Babylone, avec le rapatriement en ligne de mire.

RED JAMAICA

Chef de l’opposition travailliste, Edward Seaga (né en 1930) discerne la faille dans le programme social-démocrate abscons du PNP : il l’assimile au communisme. En pleine guerre froide, sa description alarmiste d’une île sur le point de virer au « rouge » (Manley s’est alors rapproché de Fidel Castro) inquiète l’Amérique. La déstabilisation devient l’arme privilégiée du JLP. Intimidation, guerres dites tribales, attentats, la Jamaïque semble sur le point d’exploser. Tandis que la CIA s’installe aux Antilles, les touristes fuient une terre diabolisée ; l’économie pique du nez. Alors, quand Bob Marley, sur son 45 tours « Smile Jamaica » (1976), chante une Jamaïque où tout vous invite à « sourire », on s’interroge. La star prendrait-elle ouvertement parti pour le PNP ? La riposte ne se fait pas attendre. À la veille d’un concert organisé en partenariat avec le gouvernement, un escadron (probablement diligenté par le JLP) pénètre chez lui et tente de l’assassiner. Même avec le talent de Bob Marley, on a désormais bien du mal à trouver des raisons de sourire.

 


Extrait de l'article « Le reggae, une musique pour des temps troublés», de Thibault Ehrengardt. La version complète est à découvrir dans le catalogue de l'exposition Jamaica, Jamaica ! (La Découverte / Cité de la musique - Philharmonie de Paris), 2017, pp 85-94.

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