Depuis 2018, l’ensemble Le Balcon et son chef Maxime Pascal proposent de découvrir le monumental cycle opératique Licht de Karlheinz Stockhausen. Après Donnerstag (jeudi) en 2018, puis Samstag (samedi) en 2019 et Dienstag (mardi) en 2020, place à Freitag (vendredi). Une journée placée sous le sceau de Vénus, qui voit Lucifer tenter de suborner Ève, l’héroïne du cycle.
Initié en 1977 et achevé en 2003, Licht revisite les récits cosmogoniques, à commencer par la Genèse. Échappant à tous les qualificatifs, ce vaste cycle opératique de sept opéras, d’une durée totale de 29 heures, rejoue la création de l’univers. Totalement fou, le projet de Stockhausen était à l’origine de proposer une expérience unique à ses spectateurs: plonger pendant une semaine entière dans une œuvre d’art totale, un monde agencé par ses soins et peuplé de multiples créatures qu’il anime «à la manière d’un enfant jouant avec ses jouets, seul dans sa chambre, selon Maxime Pascal, en y rejouant le grand combat du bien contre le mal». Le chef de l’ensemble Le Balcon poursuit, comme pour justifier ou expliquer l’ésotérisme parfois abstrus du compositeur: «Il affirme lui-même que, ce qu’il cherche dans Licht, c’est justement ce désir enfantin de se prendre pour Dieu. Selon moi, ses élucubrations cosmiques et mystiques n’ont rien d’un délire mégalomane, ce sont bien plus une réponse à la violence du (des) trauma(s) qu’il a subi(s) enfant (la mort du père, de la mère, les horreurs de la guerre). La question de l’enfance est primordiale pour comprendre la musique de Stockhausen: sa naïveté doit être interprétée comme positive.»
Très logiquement –car, en dépit de son mysticisme, Stockhausen reste très attaché à la logique et à la rationalité des structures, comme en témoigne son invention ici de la «superformule», sorte d’extension du dodécaphonisme à tous les secteurs de la composition–, chaque opéra du cycle est dédié à un jour de la semaine, auquel correspond une planète et les divers attributs ou qualités spirituelles issus de sa mythologie associée, mais aussi une couleur, dans une forme de méta-synesthésie. Pour Freitag, comme son nom français (vendredi) le laisse supposer, il s’agit bien sûr de Vénus, célébrée pour son savoir et sa raison –lesquels seront durement mis à l’épreuve dans l’opéra– et de la couleur orange.
En se plaçant sous le patronage de Vénus, Freitag ne pouvait que mettre en avant le personnage féminin du cycle, Ève, ainsi que ses désirs et surtout ses tentations. Cependant Stockhausen s’écarte du récit de la Genèse pour emprunter au Livre d’Urantia. Ce courant de pensée théologique dérivé du christianisme est né à Chicago au début du XXe siècle, et inspire le compositeur dès les années 1970. C’est ainsi qu’au début du deuxième tableau, Ève est confrontée à une incarnation de Lucifer appelée Ludon, qui lui suggère de s’unir à Caino– lequel n’est pas ici le fils d’Ève, mais celui de Ludon lui-même. Après une danse étrange réunissant les enfants d’Ève (jouant d’instruments de tradition occidentale) et ceux de Ludon (jouant d’instruments de tradition africaine), Ève se laisse tenter et consent à son union avec Caino– au grand désespoir de Michael, protagoniste principal de Licht (pourtant absent de ce volet) et incarnation de l’archange.
Hélas, pour tout ce beau monde, cette union contre-nature déclenche une guerre terrible, dans laquelle tous les enfants sont engloutis. En pénitence, Ève entrevoit toutefois une sorte de rédemption sous la forme d’une vision de Michael accompagnée d’une lumière divine, dans le lointain.
Cette lumière divine –qui renvoie au titre du cycle, Licht–, le spectateur y est d’emblée plongé, dès son arrivée dans la salle de spectacle. Un premier tableau, Weltraum (le cosmos), pièce purement électroacoustique, accueille en effet le public dans le hall éclairé à la bougie– comme un «passage» prométhéen vers le conte opératique. Cette même pièce électroacoustique le raccompagnera vers le monde séculaire à l’issue de la représentation, cette fois nimbée d’un brouillard couleur orange. Entre les deux, Stockhausen expérimente un discours musical inouï, mêlant sons de synthèse, et une forme de musique concrète, produite par les danseurs incarnant les enfants d’Ève et Ludon, se surimposant à celle de leurs instruments. Cela pour accompagner un ballet d’un nouveau genre, qui met en mouvements les corps en même temps que les sons, pour créer des «reliefs sonores mobiles».