De nationalité belge, né d’une mère flamande et d’un père marocain, Sidi Larbi Cherkaoui compte parmi les figures phares de la très turbulente nouvelle scène flamande qui a surgi durant la seconde moitié des années 1990 et secoué vigoureusement la danse contemporaine en Europe. Ayant intégré à cette époque les Ballets C de la B (Ballets contemporains de la Belgique), compagnie dirigée par Alain Platel, il y a d’abord œuvré comme interprète – en particulier dans Iets op Bach – puis s’est rapidement lancé en tant que chorégraphe. Après avoir orchestré une comédie musicale contemporaine, Anonymous Society (1999), il s’est révélé avec éclat au niveau international dès sa pièce suivante, Rien de rien (2000), couronnée par plusieurs prix. Depuis, extrêmement créatif, il a conçu une cinquantaine de pièces.
Reflet de son propre parcours biographique autant que de la diversité de notre monde, son langage chorégraphique s’affirme intrinsèquement pluriel. Traduisant un incoercible désir d’ouverture, il se nourrit des influences les plus variées et intègre de multiples formes d’expression corporelle (danse contemporaine, classique, jazz, hip-hop, tango, flamenco, butoh, kung-fu…). « Je crois que tous les êtres humains sont métissés, portent en eux plusieurs cultures, se transforment durant toute leur vie, au contact d’autres personnes ou des œuvres d’art », commente Sidi Larbi Cherkaoui.
Une superbe illustration de cette hybridation constitutive est offerte par 3S, pièce transcontinentale se composant de trois solos conçus avec trois interprètes originaires de pays distincts : la danseuse Nicola Leahey (Australie), le danseur Kazutomi « Tsuki » Kozuki (Japon) et le danseur Jean Michel Sinisterra Munoz (Colombie). Le chorégraphe belge avait déjà travaillé auparavant avec les trois artistes, entretenant une relation d’étroite connivence avec les deux premiers, partenaires de longue date.
« Ces trois personnes viennent d’endroits différents, très éloignés de l’Europe, explique Sidi Larbi Cherkaoui. Je voulais essayer de comprendre le rapport que chacune entretient avec son espace géographique. En les reliant, j’avais envie de faire apparaître une perspective, de créer une connexion entre l’individu et le monde. Qu’est-ce qui se passe sur cette planète ? Telle est la question de fond que je me suis posée avec 3S. »
Répondant à une commande du festival italien Torinodanza, adressée au début de la pandémie de Covid-19, la pièce a pris forme en 2020 dans un cadre sanitaire très strict. « À ce moment-là, j’avais seulement le droit de travailler avec un danseur ou une danseuse à la fois, précise Sidi Larbi Cherkaoui. Mon travail est vraiment fondé sur le relationnel, le collectif, l’échange à plusieurs. Je n’avais pas du tout l’expérience d’une pareille situation. Faire cette pièce m’est apparu comme une forme de survie artistique, m’a amené à creuser loin à l’intérieur de moi, à me confronter en profondeur avec des choses qui me préoccupent depuis longtemps. »
Chacun des solos restitue un ressenti face à un contexte géographico-historique spécifique, les trois se faisant écho. En osmose avec les mots ardents de la défunte poétesse Alice Eather, Nicola Leahey évoque la surexploitation des forêts australiennes, héritée de l’oppression coloniale des Aborigènes. D’une incroyable plasticité, Kazutomi Kozuki traduit les traumatismes individuels et collectifs des catastrophes nucléaires, leurs conséquences épouvantables sur les êtres comme sur la nature. Mettant en résonance la guérilla colombienne et la guerre civile syrienne, Jean Michel Sinisterra Munoz témoigne des ravages causés par ces conflits fratricides, en particulier parmi les jeunes combattants.
Originaires elles aussi de trois pays différents, trois chanteuses et musiciennes – Ghalia Benali (Tunisie), Patrizia Bovi (Italie) et Tsubasa Hori (Japon) – interviennent à la façon de déesses d’une mythologie ancienne commentant l’action sur scène, et apportent de vibrants contrepoints musicaux à la danse.
Très sophistiqué, induisant plusieurs niveaux de perception, le dispositif scénique multimédia comprend également une création vidéo originale de la cinéaste Sabine Groenewegen, criblée d’interférences et d’interruptions, à l’image d’un téléviseur défaillant qui émettrait des signaux (de détresse ?) venus d’ailleurs. S’ajoutent encore des images filmées en direct sur le plateau par Shawn Fitzgerald Ahern, à proximité immédiate des interprètes.
Anxiogène, donnant le sentiment de voir l’être humain emporté dans une spirale infernale d’autodestruction, la pandémie a inévitablement déposé son empreinte sur 3S. L’ombre noire du suicide plane ainsi sur chacun des trois solos, pour des raisons – et sous des formes – différentes. Tourmentée, inquiète, la pièce ne se montre toutefois jamais larmoyante ni désespérée. Bien au contraire, elle affirme tout du long une viscérale force de vie avec une rare puissance expressive.
« Chaque individu doit user de sa faculté, aussi petite soit-elle, à agir sur le monde pour s’opposer à certaines choses, pour ne pas subir les événements, affirme Sidi Larbi Cherkaoui. Cette responsabilité incombe notamment aux artistes. En tout cas, c’est ce que je m’attache à faire en tant que chorégraphe. Avec 3S, j’essaie de danser, malgré tout, à travers ce monde qui n’est pas très beau. »