Ce qui relie Mozart à Bruckner, c’est le talent et la force d’interprétation de Daniel Barenboim, très tôt repérée dans le répertoire mozartien et qui atteint un degré inégalé de maturité musicale dans la compréhension de l’œuvre de Bruckner.
Daniel Barenboim a vécu son enfance entouré de musiciens, au premier chef ses parents, tous deux professeurs de piano. Ainsi immergé dans la musique, il a toujours envisagé la scène non pas comme une épreuve, mais comme une activité naturelle. C’est Adolf Busch, le premier musicien d’envergure qu’il rencontre, qui l’incite à se produire en public très jeune. C’est ainsi qu’à huit ans, il donne son premier concert avec orchestre. Au programme : le Concerto n°23 de Mozart. C’est dire si le compositeur est une vieille connaissance de Barenboim, qui a toujours aimé chez lui l’alliage de légèreté et de profondeur, de joie et de douleur, de lumière et de noirceur, sentiments souvent mêlés dans l’instant.
Quand le jeune musicien vit Edwin Fischer jouer tout en dirigeant des concertos de Mozart, il fut immédiatement fasciné et lui confia son rêve d’en faire autant. Le grand artiste suisse lui répondit : « Si vous voulez diriger les concertos de Mozart au piano, il faut d’abord apprendre à diriger sans jouer. On ne peut pas d’emblée compter sur la qualité de l’orchestre. Il faut être capable de diriger et de jouer en même temps, ce n’est qu’à cette condition que l’on peut obtenir une homogénéité qu’un simple chef d’orchestre n’atteint pas facilement ». Encore aujourd’hui Fischer, qui alliait vitalité, naturel et lyrisme, demeure pour Barenboim un mozartien exemplaire – au même titre que Clifford Curzon.
Parmi les chefs célèbres qui ont dirigé du piano, on peut citer Leonard Bernstein (Concerto en sol de Ravel) et Dimitri Mitropoulos (dans des partitions encore plus complexes comme le Troisième Concerto de Prokofiev). De tous les chefs vivants, Barenboim reste celui qui a poussé la symbiose le plus loin, et avec un engagement constant. De ce point de vue, son grand œuvre demeure l’intégrale des concertos de Mozart avec l’English Chamber Orchestra, enregistrée sur près de dix ans.
Barenboim voit comme avantage principal à diriger du clavier la possibilité d’atteindre une véritable unité stylistique. Le pianiste peut en effet en toute liberté insuffler à l’orchestre sa propre conception de l’œuvre – on a tous en mémoire des concerts gâchés par la mésentente entre chef et soliste. Les difficultés demeurent néanmoins nombreuses. D’un point de vue technique tout d’abord : quand les deux mains sont occupées, des signes de la tête en direction des musiciens peuvent se révéler insuffisants. Il faut savoir aussi gérer des variations dynamiques et des caractères parfois contradictoires entre orchestre et soliste, et ceci au même moment. Tout cela nécessite une réactivité certaine et la capacité d’arborer simultanément deux visages.
Barenboim entretient des affinités déjà anciennes avec la musique de Bruckner – il a enregistré deux intégrales des symphonies avec le Chicago Symphony Orchestra et les Berliner Philharmoniker. La juxtaposition des deux compositeurs autrichiens est indéniablement source de contrastes. En les associant dans ce cycle de concerts, sans doute l’interprète a-t-il voulu aussi insister sur ce qui peut les rapprocher, au-delà de styles, d’époques et d’univers fort différents : une économie de moyens, une forme de simplicité, une élévation – notamment dans les mouvements lents – particulièrement saisissantes.