En juillet 1999, la Salle Charlie Parker est le théâtre d’une rencontre hors normes. Deux saxophonistes au sommet de leur art confrontent leurs visions musicales en toute fraternité.
Abbey Lincoln, Herbie Hancock, Charles Lloyd, Jan Garbarek, John McLaughlin, Martial Solal..., la roborative programmation de cette édition 1999 de La Villette Jazz Festival (comme on l'appelait alors) ne manquait certes pas d’affiches prestigieuses, mais c'est avant tout celle-ci qui restera gravée dans notre mémoire : la rencontre au sommet entre Steve Coleman et Sam Rivers. Si l'événement était inédit, les deux saxophonistes se connaissaient en réalité depuis 1979, quand le tout jeune altiste de Chicago venait travailler au contact de son aîné de trente ans au Studio RivBea, le fameux jazz loft que ce dernier animait à New York. Vingt ans après, plus de maître ni de disciple, mais bien deux artistes au sommet de leur art, confrontant leurs visions musicales en toute fraternité.
En ce temps-là, les concerts à la Salle Charlie Parker débutaient immanquablement par une impitoyable joute d’invectives dans la fosse, opposant ceux qui voulaient se lever à ceux qui préféraient rester assis par terre. « Tous debout pour Steve Coleman ! », finit par s’exclamer plus fort que les autres un jeune enthousiaste, emportant du même coup l’affaire. Il faut dire qu’en cette fin des années 1990, le saxophoniste est encore au fait de sa popularité, même si son travail commence déjà à révéler certains penchants ésotériques qui lui aliéneront une bonne partie de son public durant la décennie suivante. Grande formation à géométrie variable, son Council of Balance prend ce soir-là l’apparence d’un orchestre de douze musiciens, où les instruments jazz traditionnels se mêlent au cor et aux bois. Outre le déjà vétéran Gary Thomas au ténor, on y repère quelques jeunes pousses qui ne manqueront pas de faire parler d’elles dans les années à venir : le pianiste Vijay Iyer, le trompettiste Shane Endsley, futur cofondateur du groupe Kneebody...
Toute de tension contrôlée, constamment sur le fil du rasoir, la musique frappe d’emblée très fort : la complexité des structures est transcendée par la force vitale du groove distillée par la paire rythmique Anthony Tidd/Sean Rickman, poussant l’inventivité des solistes dans leurs derniers retranchements. C’est à la fois savant et spontané, brillant et jouissif, ancré dans la tradition et furieusement contemporain.
Rejoint par Coleman, Thomas et le trompettiste James Zollar, le RivBea Orchestra de Sam Rivers pourrait en comparaison paraître plus convenu, avec son organisation en sections typique des big bands. Ce serait pourtant oublier la patte orchestrale inimitable du natif d’El Rino, ses couleurs chatoyantes mises au service d'un swing toujours sur la brèche.
Une fois n’est pas coutume, c’est peut-être le moment de transition entre les deux orchestres qui constitue le clou du concert : dans un enchaînement scénique continu mettant en jeu un double plateau, les deux formations se retrouvent à jouer en même temps sur la scène de la Grande Halle, dans une grandiose déflagration musicale dont la présente vidéo ne conserve, hélas, aucune trace... En guise de rappel, c’est au contraire seuls que les deux saxophonistes se présentent au public, pour un duo improvisé donnant tout son sens à la notion de « composition spontanée ». Vingt ans après, on n’en est toujours pas revenu !