« Son livre, c’est Le Roman comique, c’est Le Capitaine Fracasse du XXe siècle américain. La variété, la drôlerie, le pittoresque, le picaresque des situations, des épisodes, des personnages, laissent le lecteur ravi, hilare et incrédule. »
C’est par ces mots que Joseph Kessel salua en 1957 la parution des Mémoires de Gypsy Rose Lee, qui connurent un immense succès dans le monde anglophone. La comédie musicale Gypsy, fidèle adaptation du livre, fut créée dès 1959 à Broadway, sur un livret d’Arthur Laurents, des paroles de Stephen Sondheim, une musique de Jule Styne et une chorégraphie de Jerome Robbins. Des milliers de représentations suivirent jusqu’à nos jours : aux États-Unis, en Angleterre, au Canada… Mervyn LeRoy adapta le spectacle au cinéma en 1963 (Gypsy, Vénus de Broadway, avec Natalie Wood et Rosalind Russell).
Une étoile, Gypsy Rose Lee (1911-1970) en fut certainement une, et des plus grandes, dont la lumière brilla non seulement sur le genre du burlesque, qu’elle réinventa de fond en comble, mais aussi sur le roman policier, sur le cinéma, sans oublier la télévision.
Une enfance errante dans l’Amérique des années 1920
En rembobinant, nous voici d’abord à Seattle, où la petite Rose Louise et sa cadette June sont élevées par leur mère Rose, qui s’est juré de faire de ses filles des vedettes du vaudeville. Ce genre typiquement américain mêle chansons et sketches, avec la participation d’animaux, vivants ou de carton-pâte – et un net avantage pour ces derniers sous le rapport de la propreté. Les tournées s’enchaînent d’une petite ville à l’autre, d’un théâtre miteux au suivant, avec le renfort de jeunes garçons misérables recrutés à chaque coin de rue, sous la férule redoutable de Madame Mère.
Ce voyage saisissant dans l’Amérique de la Prohibition, puis de la Grande Dépression, forme la première partie du musical, comme du livre. On y croise toutes sortes de figures pathétiques ou inquiétantes, petits et sans-grades du monde du spectacle et de la nuit, intermédiaires véreux, gamins des rues, dans une société extraordinairement dure où un cent est un cent. Ce singulier apprentissage de l’existence, Gypsy le raconte sans jamais se poser en victime, même quand sa mère, qui lui préfère June, la cantonne dans d’humiliants emplois de faire-valoir, ou lui refuse des soins dentaires – il faut bien payer les beaux costumes de scène de sa sœur ! Le récit de ses débuts dans la vie est transcendé par un sens souverain du comique qui, loin d’édulcorer la réalité qu’elle décrit, nous la fait ressentir avec encore plus d’intensité. Mark Twain n’est pas si loin dans les meilleurs passages, telle sa découverte des Sonnets de Shakespeare dans l’échoppe d’un libraire amical. Les livres deviennent son horizon, son évasion.
La seconde partie du show commence avec la disparition de June qui, ne supportant plus cette vie frelatée, s’enfuit avec un amoureux de rencontre. Les ambitions de Madame Mère en prennent un sérieux coup.
— Gypsy Rose Lee, vers 1926
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© Gypsy Rose Lee, 1957
La gloire !
Celle-ci subit bientôt un second choc lorsqu’à la faveur d’un remplacement au pied levé Rose Louise fait son premier numéro de strip-tease. Dès lors, au grand dam de Madame Mère, fini le vaudeville, et place au burlesque ! Sa fille prend le nom de scène de Gypsy Rose Lee et ne cesse de perfectionner son art, en inventant le genre du « strip-tease intellectuel » fondé sur une complicité rieuse avec le public – fût-il composé de gros hommes chauves et transpirants. Cette technique de diversion la dispense de dévoiler ses appas – sauf au rideau de scène dans lequel elle s’enveloppe à la fin de ses numéros – comme de travailler le chant et la danse, pour lesquels elle n’a que de faibles dispositions. « J’étais la plus grande star sans aucun talent de tout le show-business », dira-t-elle plus tard par dérision. Mais elle possédait cette chose indéfinissable qu’on appelle le charme.
Elle devient rapidement une immense vedette, gagne beaucoup d’argent, achète une splendide demeure à New York, fréquentée par le gratin de la ville, fait la une des magazines. On ne parle que d’elle.
Réconciliation finale
Taillant dans le livre, le musical fait converger ces années de succès sur la grande explication qu’elle a finalement avec sa mère. Mais sa confrontation avec cette femme toquée de gloire, qui a privé ses filles de soins et d’éducation en faisant d’elles des « animaux de cirque », ne tourne pas au règlement de compte. Gypsy est trop humaine et généreuse pour céder à la vengeance : c’est une belle scène de pardon, l’une des plus émouvantes du spectacle, comme du livre.
Les mémoires de Gypsy, sur le papier comme sur la scène, s’achèvent en 1936 au moment où, âgée de 26 ans, elle est appelée à Hollywood par le producteur Darryl Zanuck. Elle y fera une petite carrière, sous la direction d’une dizaine de réalisateurs. Peu de grands films en vérité, mais son magnétisme illumine à chaque fois la pellicule.
— Gypsy Rose Lee, vers 1926
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© Gypsy Rose Lee 1957
Gypsy après Gypsy
Le rideau une fois retombé sur la scène, comme sur le livre, qu’advient-il de Gypsy ?
Tout en poursuivant dans le monde entier sa carrière, elle mène une vie privée mouvementée. Mariée trois fois, elle a un fils naturel avec le réalisateur Otto Preminger – Erik Lee Preminger – qui perpétue aujourd’hui la mémoire de sa mère.
Dans les années 1940, Gypsy révèle ses talents d’autrice avec la publication de deux romans policiers : Mort aux femmes nues et Madame Mère et le macchabée, régulièrement réédités. Deux petits bijoux d’humour, qui se déroulent du côté obscur de Broadway, alors sous la coupe de la pègre de l’alcool et du jeu – que Gypsy avait jadis fréquentée sans trop s’y brûler les ailes. Un des sommets comiques de ses Mémoires est d’ailleurs le récit de ses relations avec le célèbre gangster Waxey Gordon, qui lui offrira les soins orthodontiques que sa mère lui avait refusés, mais finira néanmoins ses jours au pénitencier d’Alcatraz. La vie est injuste.
Pendant de nombreuses années, Gypsy anime un talk-show télévisé, dans lequel sont invitées les célébrités de l’époque, et apparaît même dans un épisode des Simpson.
La « Gypsymania » se poursuivra jusqu’à la mort de l’artiste, d’un cancer, en 1970. Sa flamme est aujourd’hui entretenue par une artiste comme Dita von Teese – qui a récemment racheté sa garde-robe ! – et par les innombrables troupes de burlesque, le plus souvent amateurs, qui redonnent vie au genre qu’elle a contribué à inventer.
Telles sont les vies et les légendes de Gypsy Rose Lee. Puissent le spectacle de la Philharmonie et ses Mémoires contribuer à la faire mieux connaître en France : cette femme de tête et de jambes le mérite.